Paul Vacca

Luxe et mode : anatomie d’une fascination

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

La vérité se niche dans les lapsus. En mai dernier, Pietro Beccari, le charismatique CEO de Louis Vuitton, déclara dans une interview donnée au Financial Times “qu’il n’y avait pas un seul foyer dans le monde qui ne possède de produits Louis Vuitton”. Arrogant, excessif et inexact avaient clamé les lecteurs dans les commentaires, obligeant le journal à édulcorer son titre sur la version online. Pourtant, Beccari avait raison : que ce soit avec Louis Vuitton, mais aussi Dior, Chanel, Alaïa, Gucci, Jacquemus ou Chaumet, le luxe, nous le consommons tous, même si nous ne sommes pas clients, tant ces marques ont colonisé nos espaces urbains et nos imaginaires collectifs.

Un essai arrive à point nommé pour analyser cette extension du domaine du luxe : Danser sur le volcan – La mode et le luxe à la conquête de nos imaginaires, paru cette semaine aux éditions Grasset et signé Sophie Abriat, journaliste mode à M, le magazine du Monde et à T, le magazine du Temps. Cette enquête, née des rencontres depuis une dizaine d’années avec des designers, des visites de studios de création ou de manufactures et de la participation à des centaines de défilés, nous plonge dans un écosystème ultracodifié et livre les clés d’un monde en pleine expansion.

Un big-bang qui remonte aux années 1980, selon Sophie Abriat. Avant, le luxe et la mode constituaient deux filières distinctes : au luxe, le temps long, le savoir-faire et la qualité jusqu’à en être désuet alors que, de son côté, la mode flirtait frénétiquement avec la frivolité et le glamour tel un caméléon captant toutes les nuances de l’air du temps. Puis, le luxe s’est “modisé” et la mode s’est “luxifiée”, unissant leurs forces sous la houlette de condottières audacieux pour donner naissance à des empires financiarisés, globalisés et industrialisés : les LVMH, Hermès, Kering et consorts.

Le luxe s’est “modisé” et la mode s’est “luxifiée”, unissant leurs forces sous la houlette de condottiere audacieux pour donner naissance à des empires financiarisés, globalisés et industrialisés.

Ni livre noir du luxe ni hagiographie, ce livre raconte ce big-bang : comment ces empires ont élargi, saison après saison, leur périmètre d’influence pour investir nos imaginaires via le soft power, s’invitant dans les sphères symboliques de la culture, de l’art, du sport, dans le monde universitaire et la géopolitique. Comment aussi ils raniment sans cesse la flamme du sacré dans une liturgie consumériste ultracontemporaine : avec leurs cardinaux (messeigneurs Arnault et Pinault), leurs prêtres (les artistes et créateurs), leurs communautés de fidèles (les égéries et influenceurs), leurs lieux de culte (les flagship stores), leurs rituels (les défilés), leurs objets sacrés (les produits “iconiques”) et à coups de grands-messes (narratives et spectaculaires).

Sous la mousse étincelante des people, des gossips et du bling-bling, Sophie Abriat arpente ce monde spéculaire, spectaculaire et spéculatif, nous ouvrant les arcanes des alchimies créatives, des martingales financières et des coups de maître diplomatiques. Un monde où tout est devenu “luxifiable” : la gastronomie, l’hôtellerie, la littérature, la musique, l’entertainment, le numérique, les musées… Et où nos vies intimes deviennent lifestyle.

Mais un monde qui est peut-être en train d’accoucher d’un nouveau. Car, comme le souligne Sophie Abriat, rattrapés par leur ultravisibilité, la mode et le luxe se retrouvent emportés dans un tourbillon de paradoxes et de questionnements : comment se perpétuer dans un monde en quête de plus de sobriété, d’égalité et d’inclusivité ? Peut-être avec leur génie à nous entraîner à “danser sur le volcan”, selon l’expression empruntée à un grand connaisseur de cet univers, Loïc Prigent, qui donne le titre à l’ouvrage. Un ouvrage comme une anatomie fascinante sur les ressorts de notre propre fascination.

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