Paul Vacca
L’ironique destin de la couleur rose
Que serait aujourd’hui un monde sans rose, cette couleur qui ose, dont on cause et qui pose ? Pourtant, le rose a même failli ne pas exister. C’est cette fabuleuse trajectoire que raconte Michel Pastoureau, dans son dernier essai Rose – Histoire d’une couleur, édité aux éditions du Seuil. Après Bleu en 2000, Noir en 2008, Vert en 2013, Rouge en 2016, Jaune en 2019 et Blanc en 2022 (tous réédités en poche chez Points), l’historien prolifique et enchanteur nous conte les tribulations épiques de cette couleur à part.
D’ailleurs, peut-on même parler d’une couleur, s’interroge Pastoureau à l’orée du livre ? Car la science refuse au rose ce statut : pour elle, ce n’est ni une couleur-matière ni une couleur-lumière, pas même une demi-couleur ; il s’agit au mieux d’une nuance du rouge, du jaune ou du blanc. Mais l’historien se moque de ce dogme scientifique. Il nous montre que le rose, longtemps rangé dans la gamme des jaunes ou des rouges pâles, s’est construit au fil des siècles une pleine légitimité dans le champ des couleurs qui composent nos existences. Avec une symbolique en propre et non plus comme un simple succédané du rouge, du jaune ou du blanc.
Bien qu’il fût présent dans la nature, l’”invention” du rose – sa production et sa nomination – date du 15e siècle. Grâce aux fleurs qui ont fini par prendre le nom de “roses” et à une teinture importée des Indes, puis du Nouveau Monde : le bois de brésil. Naît alors un engouement pour cette nouvelle couleur qui atteint son apogée vers la fin du 18e siècle, lorsque le rose devient tout à la fois romantique et féminin, symbole de douceur, de plaisir et de bonheur. La vie en rose, quoi.
Peu de couleurs déclenchent des associations et des émotions aussi contradictoires avec une symbolique qui renvoie tout autant à l’élitisme qu’à la culture populaire.
Mais la suite n’est pas si rose. Son statut se fait nettement plus ambivalent. Un temps qui n’est pas totalement révolu et s’enferme dans des connotations de genre comme caricature du féminin, et notamment pour les jeunes filles, ce que le rose “Barbie” – de la poupée superstar née chez Mattel en 1959 – exemplifie au plus haut point. Puis, le rose se pare d’un halo d’ambiguïtés. Peu de couleurs déclenchent des associations et des émotions aussi contradictoires – la tendresse, l’enfance, l’amour pur, mais aussi des connotations artificielles et plastiques ou des dérives érotiques, voire pornographiques – avec une symbolique qui renvoie tout autant à l’élitisme dans le luxe qu’à la culture populaire avec, par exemple, la Panthère rose.
Les enquêtes d’opinion soulignent aussi cette place à part. Le rose n’est pour ainsi dire jamais cité comme couleur préférée, quel que soit le pays interrogé. Et, a contrario, quand l’enquête porte sur les couleurs détestées, le rose se taille la part du lion – ou du cochon rose – en compagnie du violet et du marron.
Mais pourquoi cette gêne ? Le rose est shocking : c’est une couleur qui tranche, ce qui est toujours suspect, et donc qui évoque la vulgarité. Mais c’est aussi pour ces mêmes raisons qu’il est revendiqué comme un des emblèmes de la modernité à travers le pop art, le luxe ou l’art contemporain.
Et si c’était précisément son caractère clivant – en phase avec notre société toujours plus polarisée – qui lui assurait son succès aujourd’hui ? Contrairement au bleu qui met tout le monde d’accord, le rose divise et donc se multiplie. Pastoureau rappelle que le rose a tragiquement été utilisé par les nazis pour marquer les homosexuels d’un signe d’infamie : le triangle rose, qui dans une inversion des valeurs est devenu à partir des années 1980 l’emblème même de la fierté pour la communauté gay. Le rose est plus qu’une couleur, c’est un caméléon. Son insoutenable vitalité réside dans son insaisissable ironie.
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