Philippe Ledent

L’intuition ne suffit pas à comprendre les mécanismes économiques

Philippe Ledent Senior economist chez ING Belgique, chargé de cours à l'UCLouvain.

La littérature sérieuse sur la vague inédite d’inflation, ses causes et ses conséquences, est chaque jour étayée, révélant les nuances du développement de l’inflation dans l’économie. Encore faut-il la lire…

Je ne le répéterai jamais assez: l’intuition ne suffit pas à comprendre les mécanismes économiques. Et même si l’économie a forcément une dimension politique, les convictions politiques mènent souvent à de mauvaises interprétations des faits économiques. L’économie est pleine de nuances, d’effets croisés et de contre-intuitions. Il faut du temps pour les expliquer. Malheureusement, l’instantané prime souvent sur le récit et le graphique prime sur l’étude.

Le règne de l’instantanéité pousse à commenter trop rapidement un graphique ou un titre.

Ainsi en va-t-il d’un terme à la mode actuellement: la greedflation, ou “cupideflation” en mauvais français. Le terme interpelle mais dit bien ce qu’il veut dire. On lit greedflation et on imagine ce personnage de caricature, cigare à la bouche et valise de billets à la main qui s’en met plein les poches en gonflant ses prix de vente.

Dès lors, lorsque le Fonds monétaire international (FMI) a publié récemment un graphique décomposant le déflateur du PIB de la zone euro et indiquant que le profit unitaire avait la plus forte contribution au déflateur, cela ne pouvait qu’emballer les réseaux sociaux. Et puisque le même jour, la Banque nationale (BNB) publiait un article indiquant qu’il n’y avait pas d’évidence de greedflation en Belgique, il n’en fallait pas plus aux détracteurs de l’institution pour l’accuser de mauvaise foi.

Le règne de l’instantanéité pousse à commenter trop rapidement un graphique ou un titre, mais que disent réellement ces articles? Les commentateurs des réseaux les ont-ils lus? S’agissant d’abord du travail de la Banque nationale (Bijnens G. ; C. Duprez et J. Jonkheere), la méthodologie utilisée se base sur des données microéconomiques de 105.000 entreprises pour conclure que les chiffres d’affaires n’ont pas nécessairement grimpé plus vite que les coûts des entreprises, avec des différences notables entre secteurs. Il ne s’agit donc pas de comparer directement ces résultats à ceux du FMI ou d’autres travaux se fondant sur une décomposition du déflateur, qui est une grandeur macroéconomique.

Il n’empêche, on peut se demander comment réconcilier les résultats de ces deux méthodologies. Et c’est là que cela devient intéressant. L’article du FMI (Hansen, N-J ; F. Toscani et J. Zhou) est riche en résultats. Le papier est intitulé L’évolution de l’inflation en Europe dépend de la manière dont les profits des entreprises absorbent les hausses salariales (traduction de l’auteur) et est basé sur un working paper des mêmes auteurs, consacré aux développements de l’inflation en zone euro.

Ces articles précisent que si les entreprises ont effectivement jusqu’à présent pu se protéger davantage que les travailleurs contre la hausse des coûts en augmentant leur prix, leur rentabilité n’en a pas nécessairement été améliorée. Ici aussi, des différences sectorielles sont observées et ces résultats sont, in fine, tout à fait compatibles avec l’exercice de la BNB.

Les politiques économiques (et monétaires en particulier) doivent rester vigilantes.

Mais surtout, les article du FMI montrent que l’histoire n’est pas terminée, et que des épisodes passés de chocs inflationnistes ont montré que si la situation, à un moment, semble illustrer une sorte de greedflation, l’ensemble du processus d’inflation est plus équilibré car un rattrapage des salaires s’opère par la suite, contribuant à sont tour au déflateur du PIB. Le FMI en conclut ainsi que les politiques économiques (et monétaires en particulier) doivent rester vigilantes afin de freiner la demande et ainsi éviter de nouvelles tensions sur l’inflation.

Bref, la littérature sérieuse sur la vague inédite d’inflation, ses causes et ses conséquences, est chaque jour étayée, révélant les nuances du développement de l’inflation dans l’économie. Encore faut-il la lire pour se faire une idée plus ou moins précise de ce qu’il se passe. Alors… lisez!

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content