Paul Vacca
L’IA et le syndrome du tracteur
“Venez voir ces merveilles !”, clamait en 1915 le Prairie Farmer dans un article invitant ses lecteurs à visiter, dans l’Illinois, un salon professionnel qui exhibait une toute nouvelle technologie : le tracteur. Cette innovation, assurait l’article, allait faire date dans l’histoire de l’agriculture, en libérant le fermier des inconvénients du cheval. Non seulement il est plus simple d’utilisation, mais il est bien plus économique. C’est l’avenir !
Les visiteurs furent fascinés par cette machine, qui avançait sur la terre “comme un énorme animal, éructant et reniflant”. Pourtant, malgré ses avantages évidents, le tracteur mit près de 40 ans à détrôner le cheval dans l’agriculture américaine, et plus encore en Europe. En 1920, seules 4 % des exploitations agricoles américaines possédaient un tracteur ; en 1940, elles n’étaient encore que 23 %.
Selon “The Economist”, l’exemple du tracteur devrait nous inciter à nous montrer plus prudents face au développement de ChatGPT et à ses possibles conséquences. Car il pose une question essentielle : pourquoi une technologie aussi performante a-t-elle mis tant d’années à s’imposer ? D’après le magazine britannique, trois raisons expliquent cette relative lenteur. La première est que, comme toute innovation dans ses premiers pas, le tracteur n’offrait à ses débuts que des performances modestes. Il était compliqué à conduire, voire dangereux (on pouvait se casser le bras si l’on s’y prenait mal), si bien que le cheval ou la mule restait finalement plus efficace et moins cher. Car il fallut attendre 1920 pour que le tracteur s’adapte aux champs de maïs, 1933 pour qu’il soit équipé de pneus et l’après-guerre pour qu’il puisse remplir son office dans les champs de coton.
Le seul problème de la voiture autonome, c’est que nous n’avons pas encore les villes qui seraient conçues pour elle.
La deuxième raison tient au contexte économique. Alors que le tracteur commençait à se développer, la crise de 1929 fit dégringoler le coût de la main-d’œuvre. L’intérêt du tracteur diminua d’autant que les salariés étaient pour la majorité des journaliers, faciles à renvoyer ou à embaucher selon les beoins alors qu’a contrario, l’acquisition d’un tracteur imposait de régler des traites. Le tracteur induisait dès lors une moindre flexibilité, fort dommageable en cette période de chaos.
La troisième raison tient à la structure des fermes. Le tracteur constituait un investissement important dont le coût ne pouvait être amorti que si l’exploitation était d’une certaine taille, ce qui freina sa diffusion parmi les exploitations les plus petites. Inversement, une fois l’engin acquis, l’exploitant se devait de l’amortir sur des surfaces plus grandes. Dès lors, la diffusion du tracteur s’accompagna d’un mouvement de concentration, un processus toutefois lent qui se produisit surtout lors du boom économique de l’après-guerre.
La morale de cette histoire est qu’aucune technologie, si performante soit-elle, ne suit un processus linéaire. Elle ne devient révolutionnaire qu’au prix de transformations structurelles qui lui permettent de se développer, mais qui sont fatalement plus lentes et systémiques. Le syndrome du tracteur devrait donc nous inciter à envisager avec plus de prudence les scénarios optimistes ou pessimistes concernant l’IA ou toute autre technologie.
Il nous aide également à comprendre pourquoi la voiture autonome fait actuellement du surplace. On ne cesse de nous répéter qu’elle est technologiquement au point. Le seul problème, c’est que les villes ne sont pas encore conçues pour elle.
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