Bruno Colmant
L’histoire millénaire de l’impôt
Le devoir fiscal trouve ses racines dans la loi, mais aussi dans la conscience de chaque individu. Il ramène aux exigences de solidarité sociale et à la justice. Et dès qu’une communauté devient économiquement hétérogène, le prélèvement de l’impôt n’est plus concevable sans une contrainte légale. Par ailleurs, la loi fiscale relève de la fonction naturelle de l’État, mais elle ne possède pas de neutralité. Il est, en effet, complexe de hiérarchiser les besoins publics et l’impôt doit être partagé entre des contribuables : sa détermination ne peut donc pas être dissociée des tensions entre classes sociales, individualismes, modèles politiques et nature des représentations populaires. Et, immanquablement, la fiscalité sert d’outil pour un programme socio-économique : elle n’est donc pas idéologiquement impartiale.
Pendant très longtemps, l’impôt fut un indice de servitude : c’était la charge acquittée par le vaincu au vainqueur. Ce n’est que lorsque l’État grec formula ses principes de vie collective qu’il exprima l’intégration volontaire des individus à l’ensemble. Dans cette vision, l’impôt devrait être spontané pour être acceptable. Seules des circonstances exceptionnelles (guerres, etc.) justifiaient la volonté de l’État de lever l’impôt. Les Romains avaient une vision comparable.
L’enseignement évangélique modifia aussi le rôle de l’impôt. Il en fit une obligation de moralité. Un précepte de Matthieu, auteur présumé du premier évangile, trouve d’ailleurs son origine dans l’attitude par rapport à l’impôt. C’est pour confondre Jésus, cherchant à le faire prononcer un discours compromettant, que les pharisiens lui envoyèrent leurs disciples pour lui poser la question : « Est-il permis, ou pas permis, de payer le tribut à César ? ». Le tribut était un impôt d’assujettissement imposé par un vainqueur à un vaincu, Rome ayant conquis la Palestine par les armes. Jésus s’étant fait montrer la monnaie du tribut, sur laquelle était l’effigie de César, leur dit : « Rendez donc à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu ».
Cette phrase scella le premier Concordat entre le pouvoir civil et les autorités religieuses. En postulant le droit des États à lever l’impôt, l’Église confirma son acceptation des faits de commerce, mais tout en pouvant moralement s’en distancer. Le paiement de l’impôt fut donc, pour les Pères de l’Église, une obligation, inhérente à l’obéissance due à l’autorité civile dans les choses temporelles.
Les références bibliques à l’impôt sont, du reste, innombrables : Matthieu était un publicain, c’est-à-dire un collecteur d’impôt à Capharnaüm. C’est d’ailleurs Matthieu qui mentionne la parabole des talents, la remise des dettes, la redevance du temple acquittée par Jésus et par Pierre… et le prix de la trahison de Judas l’Iscariote. Mais ce n’est pas tout : aux yeux des juifs, Matthieu était, avant de rejoindre l’apostolat, impur, car il collaborait avec une autorité d’occupation (Rome) et il manipulait de l’argent en provenance de personnes étrangères au peuple de Dieu. À l’époque, les collecteurs d’impôts étaient des péagers. Ils prélevaient les impôts et les droits de passage sur les marchandises que l’on transportait d’un territoire à l’autre. Du reste, c’est Matthieu qui fait référence, dans son Évangile, aux didrachmes, c’est-à-dire une de deux drachmes représentant le montant annuel de l’impôt pour le temple de Jérusalem, exigé de tout israélite mâle.
Jésus accueille donc, parmi ces apôtres, un homme qui était considéré comme un pécheur public, parce que collecteur d’impôt ! Et puis, la naissance de Jésus elle-même est liée à l’impôt : Jésus de Nazareth est né à Bethléem, où certains pensent que Marie et Joseph se sont rendus pour un recensement d’impôt.
Plus tard, Thomas d’Aquin, en approuvant le négoce, mais non le profit, confirma la légitimité des autorités civiles à lever l’impôt. Ce casuiste introduisit la notion d’impôt « juste ». Pour qu’un impôt fût juste, il fallait qu’il soit ordonné conformément au bien commun, qu’il n’excède pas le pouvoir du contribuable et qu’il soit distribué entre les contribuables selon une égalité de proportion. On remarque dans cette proposition les notions de capacité contributive et de barèmes progressifs, eux-mêmes fondés sur l’utilité marginale décroissante des revenus. Dans cette logique, l’Église joua un rôle de conciliateur entre le contribuable et le fisc.
La Réforme, animée par Luther et Calvin, introduisit de nouvelles perspectives en distinguant plus nettement la légalité de la moralité. Car, dans la Réforme aussi, on retrouve une référence à l’impôt : le refus des indulgences s’assimilait à un refus des pardons tarifés, comme l’impôt. Pourtant, les fondateurs du Protestantisme ne s’exprimèrent pas en faveur des contribuables, puisque selon ces penseurs, la légalité de l’impôt en fondait la légitimité. Le consentement contraint des contribuables était un attribut de la souveraineté.
Le siècle des Lumières introduisit de nouvelles dimensions dans le sens d’une meilleure équité fiscale. L’idée de l’absolutisme fiscal se dissipa au profit du caractère bilatéral de l’impôt. Ce dernier n’est légitime qu’à condition d’être consenti par les individus et d’avoir comme contrepartie la protection de leur vie, de leurs libertés et de leurs biens.
Cette idée fut véhiculée tant par Montesquieu qu’Adam Smith pour qui les fonctions de l’État étaient limitatives. Selon ce dernier, fondateur du libéralisme, les tâches de l’État sont résiduelles et les citoyens ne sont tenus à supporter les dépenses publiques que selon les avantages que leur procure l’État. Dans la vision libérale, l’impôt est un échange, à l’opposé des théories socialistes selon lesquelles il convient de redistribuer les revenus et les richesses afin d’accomplir les réformes sociales.
Et puis, il y a eu, bien sûr, les théories totalitaires et sacrificielles, tels le Marxisme et la National-socialisme, selon lesquelles l’État est un être supérieur à l’individu, c’est-à-dire un corps doté d’une vie propre qui l’exonère de toute justification de l’impôt
L’impôt a revêtu des significations très différentes dans l’histoire. Il fut, tout d’abord, un indice de sujétion et d’asservissement. Il acquit ensuite un caractère commutatif, c’est-à-dire qu’il ne devint légitime qu’à la condition d’avoir des contreparties satisfaisantes. Ce n’est qu’au cours du 20e siècle que l’impôt est devenu un outil de réaménagement des richesses nationales. Au cours des prochaines années, une question fondamentale va conditionner la fiscalité des personnes physiques : selon quel gradient l’impôt doit-il conserver son caractère d’outil de solidarité ou doit-il, au contraire, revêtir un rôle de stimulant, selon l’optique des pays anglo-saxons ? Doit-il être moral ou une sanction pénale, redistributif ou incitatif ? Ces questions sont sans réponses définitives. Elles sont posées depuis des milliers d’années.
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