Amid Faljaoui
L’Europe et la vérité du “fuck you money”
Pardonnez-moi le côté vulgaire de cette expression, mais l’expression « fuck you money » est une manière pour les Américains de dire qu’il faut arriver à un certain niveau d’argent pour pouvoir dire à un client ou à un patron qu’on n’a pas envie de travailler avec lui. Et cela, ce n’est possible que lorsqu’on est indépendant financièrement.
Lorsqu’on arrive à ce stade, on peut en effet dire « non » à un client qui nous embête, par exemple, sans craindre pour sa place ou pour son entreprise. C’est donc ça, le « fuck you money », c’est une forme de liberté de parole, parole libérée par l’absence de souci d’argent. Et justement, Henri de Castries, président de l’institut Montaigne a accordé une interview extrêmement intéressante à mes confrères du Figaro, elle est d’autant plus intéressante que Henri de Castries est l’ancien patron mondial du groupe d’assurances AXA. Donc, lui aussi est à l’abri du besoin et peut dire ce qu’il pense sans détour.
Selon lui, si nous Européens avons décroché sur le plan économique par rapport aux États-Unis, c’est entre autres parce que nous avons collectivement un manque d’appétit pour le risque. L’Europe, avec son principe de précaution poussé à l’excès, dit-il encore, a créé un environnement peu propice à l’innovation et à la croissance. Or, « il n’y a pas de croissance sans prise de risque. Lorsqu’un scientifique ou un industriel cherche quelque chose de nouveau, il met en risque son temps, sa réputation et ses ressources, et accepte la probabilité d’un échec. Refuser l’échec, qui est l’autre facette de ce refus du risque, est mortifère. Si l’on n’accepte pas de perdre, les chances de gagner diminuent. »
L’autre point faible de l’Europe, et qui explique aussi le décrochage de notre vieux continent à l’égard des États-Unis, c’est que nous ne savons pas flécher notre épargne vers les entreprises européennes pour qu’elles grandissent. Comme nous n’avons pas de marché unique de l’épargne, les 300 milliards d’euros par an d’épargne européenne partent aux États-Unis (et plus précisément, cette épargne européenne va financer des sociétés cotées à Wall Street). Et cette épargne permet à ces entreprises américaines de faire leurs emplettes en Europe. En clair, l’épargne des Européens fiche le camp aux États-Unis pour financer des entreprises américaines qui rachètent ensuite des fleurons européens.
Henri de Castries ne dit pas les choses aussi clairement dans cette interview, mais c’est à cela qu’il faut allusion et c’est cette situation qu’a bien résumé aussi Enrico Letta, l’ancien Premier ministre italien, dans son récent rapport sur l’avenir de l’Union européenne. Au final, c’est ce que dit l’ancien patron d’AXA, l’Europe est devenue selon lui un continent d’épargnants et de consommateurs au lieu d’être un continent d’investisseurs et de producteurs !
Mais les propos de ce patron restent malgré tout optimistes sur l’Europe. Et à ceux qui pensent qu’avec 27 pays aux histoires différentes et aux intérêts divergents, tout ce qu’on risque, c’est la sclérose et l’immobilisme, il répond (et il a raison), que l’Europe se construit durant les crises. On l’a vu pendant la pandémie, nous avons réagi comme un seul homme face au virus, notamment dans l’achat groupé de vaccins. On a vu cette même réaction de soutien unanime lorsque l’Ukraine a été envahie par la Russie et qu’il a fallu se mettre d’accord sur des sanctions économiques et financières face à la Russie. En clair, l’Europe avance en crabe, ce n’est pas élégant comme démarche, mais elle avance. D’ailleurs face à des défis comme l’énergie, le militaire ou l’immigration, la réponse ne peut être que collective et européenne : nous n’avons pas le choix que de nous entendre !
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