L’Europe est-elle une maison de repos de luxe?

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Bruno Colmant
Bruno Colmant Economiste. Professeur à la Vlerick School, l’ULB et l'UCL.

Zbigniew Brzeziński (1928-2017) était un politologue américain d’origine polonaise. Il fut conseiller à la sécurité nationale du président des États-Unis, Jimmy Carter, de 1977 à 1981. L’homme était considéré comme un faucon, notamment vis-à-vis de l’URSS. Son histoire personnelle l’avait sans doute convaincu des méfaits du communisme.

En 2013, il écrivit un texte intitulé « Strategic Vision : America and the Crisis of Global Power », dont je ne peux pas résister à partager quelques paragraphes consacrés à l’Europe. Certes, sa vision conduit à la nécessité de l’impérialisme américain. Pourtant, son analyse est interpellant.

Je le cite : « L’Union européenne risque de devenir un modèle de société désuet pour les autres parties du monde. Elle est trop riche pour faire face aux défis des pays pauvres. Elle attire l’immigration, mais n’incite pas à l’initiation (ou l’adoption) de son modèle. Elle est trop passive en ce qui concerne la sécurité internationale et elle manque de l’influence nécessaire pour décourager les États-Unis de mettre en œuvre un clivage du monde, spécifiquement chez les musulmans. Elle est trop contente d’elle-même, et elle agit comme si elle était la plus confortable maison de repos du monde. Elle redoute la diversité multiculturelle “ 

Qu’en penser ? Qu’il y ait certainement du vrai dans ces propos, bien que cela puisse sembler un peu sévère. Pendant trop longtemps, l’Europe occidentale s’est contentée d’affirmer la supériorité de son modèle, tout en entretenant un tropisme élitiste injustifié et en restant un vassal des États-Unis.

En vérité, après avoir été une terre malheureuse, l’Europe doit anticiper des mouvements économiques de grande envergure. Longtemps confinés aux pays adjacents, les flux du commerce se sont détendus vers l’Est du planisphère. La carte économique du monde se redessine de façon spectaculaire. Dans ce contexte, l’Europe politique souffre peut-être d’un déficit de capacité d’anticipation. Qui aurait pu augurer, par exemple, que certains des pays ressortissants à la zone BRIC (Brésil, Russie, Inde et Chine) ne seraient pas uniquement les lieux de délocalisation d’activités industrielles ou de marchés de consommation en décollage, mais aussi ceux à l’origine de stratégies de consolidation ? Ce redéploiement des forces économiques était prévisible depuis les années quatre-vingt, au cours desquelles Deng Xiaoping a enclenché le cap de la modernisation chinoise, avec l’objectif pour son pays de devenir une puissance mondiale au milieu du XXIe siècle.

Bien sûr, la croissance ne sera pas plane, car certains auspices sont funestes. Avec beaucoup de lucidité, François Mitterrand, le visionnaire humaniste, l’avait chuchoté confidentiellement en 1995 : la guerre économique entre les États-Unis et la Chine sera à mort, sans morts. De Gaulle aussi, en prophète désespéré et fataliste, l’avait imaginé en la craignant, cette Europe économique, de l’Atlantique à l’Oural.

Mais où la garnison européenne va-t-elle pousser ses feux dans ce plan de bataille économique ? Deviendra-t-elle un continent mature, à la démographie déclinante et peut-être stabilisé socialement ? Et comment va-t-elle surmonter son vieillissement, source de frictions sociales (pensions, immigration compensatoire) ? Comment les pouvoirs politiques, à peine affranchis de plusieurs décennies de protectionnisme, vont-ils réconcilier la mobilité des capitaux, et la protection et la formation du travail ? La solidarité sociale sera-t-elle fondée sur l’assistanat ou sur des logiques d’assurances déjà appliquées dans les pays nordiques ?

Rééquilibrage du contrat social et fiscal en faveur du travail

L’économiste français Alain Minc résumait l’alternative qui s’offre aujourd’hui à l’Europe : sera-t-elle une ‘Suisse, avec des musées en plus’, ou dupliquera-t-elle le modèle canadien, reflétant lui-même les traditions européennes d’un État social avec les exigences de la concurrence commerciale ?

À l’intuition, c’est cette seconde voie, sans doute définie par défaut, qui devra être suivie, avec comme corollaire un rééquilibrage du contrat social et fiscal en faveur du travail. Les réformes couvriront, par exemple, les exigences de l’enseignement, qui devra ajuster la mobilité des travailleurs et surtout, résoudre le paradoxe d’un chômage structurel et d’une immigration importante. Au reste, l’immigration prendra elle-même des formes inconnues : elle se couplera à des immigrations de capitaux, mais aussi de compétences raréfiées par l’accession des baby-boomers à la retraite. C’est donc l’équilibre intergénérationnel du travail et de ses revenus (différés ou non) qui fera l’objet des ajustements fiscaux et financiers. Certains imaginent que le statu quo économique européen est souhaitable et justifié par certaines traditions collectives. C’est insensé. Sa logique devra être innovatrice plutôt que contemplative.

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