Bruno Colmant

L’Europe entre la dépendance américaine et un réalignement mondial

Bruno Colmant Economiste. Professeur à la Vlerick School, l’ULB et l'UCL.

L’annonce d’accords renforcés entre les pays du BRICS (acronyme pour Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) et de son extension à six autres pays, dont l’Iran et l’Arabie Saoudite, est un fait géopolitique majeur.

Bien sûr, on peut se draper dans la supériorité du modèle occidental et s’interroger sur la qualité des accords économiques et monétaires entre des zones de commerce dont l’unification semble, à juste titre, suboptimale. Cela pourrait vaguement rappeler le mouvement des pays non-alignés, réunis sous la houlette des dirigeants majeurs yougoslaves, indiens et égyptiens en 1955 qui visait, à l’époque, à se protéger de l’influence des États-Unis et de l’URSS. Pourtant, on parle d’autre chose, car les plaques tectoniques mondiales ont silencieusement pivoté depuis trois quarts de siècle.

En vérité, ces rapprochements isolent le modèle américano-européen, et plus encore l’Europe, dont les capacités énergétiques et militaires autonomes sont insuffisantes. Ces pays se détachent des valeurs politiques dont nous avons, à tort, affirmé et imposé l’universalité dès le début des colonisations. L’Europe et les États-Unis totalisent 700 millions d’habitants sur un total planétaire de 8 milliards d’habitants. L’Europe sera inévitablement perdante face à ce redéploiement mondial. Elle est trop dépendante des États-Unis, et l’hégémonie monétaire du dollar sera, à terme, érodée. Ces deux constats ne sont pas nouveaux : Charles de Gaulle, dont on reconnaît désormais les capacités visionnaires, l’avait déjà souligné. D’ailleurs, Henry Kissinger nous a prévenus en affirmant que c’était dangereux d’être un ennemi des États-Unis, mais que c’était fatal d’en être l’ami.

D’un point de vue financier, si les États-Unis sont poussés vers un isolationnisme économique ou vers une perte d’hégémonie monétaire, ils pourraient causer l’effondrement du dollar et faire défaut sur leur dette. Le dollar demeure la devise de réserve mondiale, utilisée pour 60 % des échanges internationaux, mais elle représente la monnaie de seulement 4 % de la population mondiale. Les États-Unis ont d’ailleurs compromis et sabordé leur monnaie en 1933-34, en 1971, et en 2008 (au travers d’une mise en péril de l’euro).

Par ailleurs, nous sommes, certes indirectement, en guerre dans un contexte géopolitique nouveau : la Russie, ayant déclaré la guerre, se joint à un ensemble de pays s’éloignant de nos valeurs. Et je soutiens que certains va-t-en-guerre européens, aux légitimités démocratiques douteuses, ont poussé l’Europe vers une escalade militaire. Cette dernière est justifiée par l’invasion de l’Ukraine et les atrocités qui en découlent, mais elle n’est possible qu’avec le soutien américain qui, je le prévois, faiblira. Ce jour-là, dont la venue est inéluctable, l’Europe comprendra que l’absence de recherche de paix, au-delà des réalités, mais aussi des passions, se retournera contre elle, dans un marasme économique et budgétaire. Et ces va-t-en-guerre, dont les noms nous sont familiers, se seront déjà dissipés dans les brumes de l’histoire ou quelques technocraties dont ils connaissent les artifices, et surtout les avantages personnels.

Nous sommes influencés par le soft power américain et le rappel constant des deux guerres mondiales que, sans l’aide anglo-saxonne, nous aurions perdues. Mais les caprices de l’histoire se manifestent désormais par d’autres artifices. Bernard-Henri Lévy écrivait que « la plus grande ruse de l’Histoire était de jouer la comédie de son propre épuisement » tandis que Karl Marx rappelait que « l’Histoire a plus d’imagination que les hommes ».

Il est temps que l’Europe soit dirigée par des femmes et hommes lucides qui se tiennent droits devant l’histoire et regardent l’avenir à un siècle. Pas à la hauteur d’hommes et de médias.

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