Bruno Colmant

L’État et ses dettes cachées: pourquoi la comptabilité doit changer

Bruno Colmant Economiste. Professeur à la Vlerick School, l’ULB et l'UCL.

Jacques Attali préconise de greffer à nos systèmes législatifs une assemblée censée représenter les futures générations, afin de discipliner les choix sociétaux que nous effectuons actuellement. L’idée est remarquable, mais utopique.

Cependant, il existe un point de départ : la constitution d’une comptabilité étatique en partie double. La plus grande faiblesse des politiques fiscales réside probablement dans la formulation des budgets publics, qui sont établis sur la base des flux de dépenses et de recettes. C’est ce qu’on appelle une comptabilité « cash ». L’État n’établit donc pas d’inventaire des créances et dettes présentes et futures en partie double, comme toute entreprise y serait obligée. Il n’existe pas de recensement des obligations budgétaires futures des pouvoirs publics, en tout cas pour des horizons dépassant l’exercice budgétaire annuel.

Faut-il s’en inquiéter ? Évidemment !

À l’exception d’un maigre patrimoine immobilier, l’État est une entité budgétaire transitive, dans la mesure où il ne possède presque pas de patrimoine propre (ou dans des mesures infimes par rapport au PIB). Ses moyens financiers sont transitoires, collectés par l’impôt et les cotisations de divers ordres et destinés à être immédiatement redistribués. Il peut, certes, financer ses dépenses courantes et d’investissements par l’emprunt, mais ce dernier doit in fine être remboursé. Et c’est l’impôt qui rembourse l’emprunt. La substance du budget de l’État correspond donc à l’impôt.

La véritable question est de savoir si l’impôt et les dépenses qu’il finance sont synchrones, c’est-à-dire s’ils couvrent les mêmes périodes.

La réponse à cette question est négative. Et c’est là que réside le problème.

Un exemple de cette complication comptable est le financement des pensions et des soins de santé qui y sont associés. Comme d’autres pays, la Belgique a instauré un système de redistribution plutôt que de capitalisation. Les dettes de pensions ne sont pas comptabilisées, mais différées budgétairement. Ce seront les futurs actifs qui financeront les pensions de ceux qui sont actuellement actifs, ce qui assure une légitime solidarité intergénérationnelle. Les obligations de pensions sont donc exclusivement exprimées en tant que flux futurs, sans inventaire ni mesure de leur valeur actuelle (comme l’exigerait un système comptable). Faute de comptabiliser ces obligations futures, il est difficile de mesurer les charges fiscales qui devront être supportées par les actifs actuels, c’est-à-dire les futurs pensionnés. L’absence de comptabilité publique correcte entraîne donc des désynchronisations générationnelles.

Mais ce n’est pas tout : l’absence de projections comptables empêche toute vision prospective des impôts. Ceux-ci sont conditionnés par les circonstances socio-économiques, les courbes démographiques, les réalités conjoncturelles, etc., du moment. Idéalement, il faudrait évaluer les effets des impôts sur une longue période, afin d’estimer leur rendement et leur capacité à financer les besoins de l’État. Il serait donc nécessaire d’évaluer le rendement d’un impôt sur un horizon de 5 à 10 ans, voire sur plusieurs générations, afin d’appréhender ses effets d’élasticité et ses conséquences induites. Il conviendrait également d’étudier comment l’impôt pourra être mis en rapport avec les besoins de financement actuels et futurs.

On le voit : la méthodologie fiscale est anachronique. L’absence de rigueur comptable est probablement synonyme d’inégalités et d’incertitudes fiscales. Car si l’impôt n’est pas prévisible dans une perspective des besoins futurs de l’État, il peut entraîner des effets d’aubaine ou des coercitions mal ciblées. Comment savoir, par exemple, si la pression fiscale actuelle sur les revenus du travail n’est pas excessive, alors que le travailleur doit constituer une épargne pour couvrir ses dépenses lors de sa retraite, et que l’impôt frappe précisément la constitution de cette épargne par la progressivité des barèmes à l’impôt des personnes physiques ?

En conclusion, une modélisation fiscale et une comptabilité des dettes et créances futures de l’État apparaissent nécessaires pour formuler correctement les impôts. Cela est d’autant plus indispensable que l’impôt est plus qu’un outil redistributif ou incitatif : c’est un contrat moral et social signé par une population avec elle-même. L’impôt ne devient légitime qu’à condition de recevoir des contreparties satisfaisantes. Cette légitimité passe par sa modélisation et son analyse prospective, qui devrait idéalement reposer sur une comptabilité adéquate de l’État. Certains pays le font, certes modestement, mais ce n’est pas une surprise qu’ils ressortissent au Commonwealth et/ou à un contexte protestant au sein duquel la mesure des réalités financières est plus rigoureuse : Nouvelle-Zélande, Australie, Canada, Suède, Suisse, etc.

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