Bruno Colmant
Les failles du néolibéralisme anglo-américain
À quelques mois des élections américaines, il faut s’interroger sur le néolibéralisme, dont le monde occidental est profondément influencé depuis quarante ans. Ce dernier est une idéologie économique qui promeut la liberté des individus et des entreprises, la concurrence et le marché libre étant considérés comme les forces les plus efficaces pour atteindre la prospérité et la croissance économiques.
Si le néolibéralisme a pu être associé à une période de croissance économique, les États européens sont désormais confrontés à de profondes fractures sociétales découlant, entre autres, de la désocialisation du travail, de la concurrence fiscale sur le capital et des inégalités patrimoniales, alors que les engagements sociaux, liés notamment au vieillissement de la population, vont déséquilibrer les finances publiques.
Sans rester figé dans une vision de l’État social d’après-guerre, il faut reconnaître les failles de ce néolibéralisme ainsi que les crises et inégalités qui en découlent. En effet, cette idéologie place le marché, donc la monnaie, au-dessus de l’individu et l’érige en point d’origine de la liberté. De surcroît, le néolibéralisme ne connaît aucune limite ni sociale ni écologique, alors que nous savons aujourd’hui que c’est une chimère.
En tentant d’atomiser les humains, le néolibéralisme cherche à déliter les mécanismes de solidarité. Il s’agit d’horizontaliser l’économie et de disqualifier la verticalité des structures étatiques. Au reste, la zone d’influence relative des pouvoirs législatifs et exécutifs s’est déplacée en faveur de ce dernier, puisque l’espace de réflexion et de décision politique s’est amoindri au profit d’une adaptation de la gestion de la cité aux flux de l’économie. Le pouvoir étatique a subtilement perdu son attribut politique pour se transformer en technostructure imbriquée dans le marché et destinée à en faciliter la mutation et l’optimisation constantes.
Dans son essai « Il faut dire que les temps ont changé », publié en 2018, l’économiste français Daniel Cohen (1953 -2022) rappelait que le capitalisme est le résultat d’un pacte faustien entre la science et la monnaie, ce qui pose incidemment la question de l’utilité sociale de l’innovation financière qui semble d’abord servir la finance elle-même. Son propos n’est pas loin des thèses de l’anthropologue hongrois Karl Polanyi (1886-1964) qui soulignait l’absence de naturalité et d’universalité du marché. En tout état de cause, le postulat néolibéral du rééquilibrage automatique des marchés n’est aucunement vérifié ni transposable aux réalités sociales ou écologiques.
Au terme de cette saturation du néolibéralisme, il faudra aussi impérativement réhabiliter des États stratèges, unique ancrage sociétal européen.
Et qu’est-ce qu’un État stratège ? C’est un État cohérent, intelligent et démocratique au service d’un projet solidaire reflétant un compromis entre les classes sociales. C’est un État protecteur, à la base du lien social, qui assure un juste partage des richesses. Ce n’est pas un État-guichet, mais un État foncièrement convaincu du développement durable et de la valeur transgénérationnelle des services à la personne, tels que l’éducation et les soins de santé.
C’est un État au sein duquel les apporteurs de capitaux et les travailleurs sont en situation de produire leurs efforts tout en aidant les personnes les plus faibles ou vulnérables. Il ne s’agit pas d’un État qui vassalise le secteur privé, mais qui en est l’interlocuteur sans s’y subordonner. C’est donc un État qui n’est pas supplétif de la domination du capital, mais qui, au contraire, rapproche les pouvoirs publics et privés dans un rapport d’équilibre, et qui conduit à des allocations d’efforts concentrés dans certains domaines choisis relevant des besoins élémentaires.
C’est aussi un État soustrait aux intérêts et lobbies privés, désarrimé de ce que le néolibéralisme promeut, à savoir la destruction des structures collectives qui font obstacle à la logique d’un marché pur et sans friction. Un État stratège est aussi un État capable de coordonner et de planifier ses ambitions avec le secteur privé, au travers de synergies, d’une clarification et d’une projection dans le temps.
Encore faut-il qu’un État stratège ne tombe pas dans son pire travers, à savoir une économie administrée, c’est-à-dire une économie dont la charpente constitue l’administration et non les gouvernements. Il faut donc à tout prix éviter que le néolibéralisme se mue en néodirigisme.
Les exemples d’États stratèges sont nombreux, et il serait trop facile de leur associer une variable explicative, excepté l’existence d’un dialogue social de grande qualité. L’important est que ces pays sont moins que d’autres vulnérables aux forces de marché. Ils sont tous restés, pour partie, à l’écart de la révolution néolibérale. Cela va plus loin : il n’y a qu’une médiocre corrélation entre l’accélération économique et l’adoption d’un modèle néolibéral. L’Allemagne, dont les grandes entreprises sont cogérées, en est un exemple.
Il nous reste très peu de temps. S’il existe des périodes politiques, il faut désormais un temps étatique.
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