Bruno Colmant

Les États-Unis, au bord d’une guerre civile froide ?

Bruno Colmant Economiste. Professeur à la Vlerick School, l’ULB et l'UCL.

Les États-Unis sont un pays indéchiffrable, tant leurs particularismes, brillamment analysés par Alexis de Tocqueville dans « De la démocratie en Amérique », sont nombreux et profonds.

La vie y est profondément locale, rythmée par des congrégations, essentiellement protestantes, qui ont tissé la trame historique du pays à travers une violence fondatrice : guerrière avec les conflits coloniaux et la Guerre civile, esclavagiste pendant des siècles, et aujourd’hui économique avec des inégalités criantes. Le racisme, loin de s’effacer, resurgit avec force. Les héros afro-américains sont souvent relégués aux marges des récits officiels, tandis que l’anglais est imposé comme seule langue légitime, bien que 15 % de la population — soit environ 50 millions de personnes — parle espagnol au quotidien.

Pour des raisons familiales et académiques, j’ai une affection particulière pour le Midwest, cette région des États-Unis ravagée par la désindustrialisation, surnommée la « Rust Belt » (ceinture de rouille) ou les « flyover states » — ces terres que l’on survole entre les côtes Est et Ouest sans s’y arrêter. En 2014, dans un bed and breakfast du Kentucky, j’avais discuté avec un professeur d’université tout juste retraité. Il m’avait dit, avec une lucidité désarmante : « La classe moyenne a disparu aux États-Unis. »

Ce n’était qu’un microdétail dans l’histoire, une anecdote presque banale, mais parfois, un détail est un signal. Celui-ci révélait l’épuisement d’un pays miné par quarante ans de néolibéralisme et de mondialisation, qu’il avait lui-même orchestrés. Indirectement, c’était aussi le signe que cette mondialisation n’était plus celle des empires coloniaux : les bas salaires asiatiques, qui ont longtemps enrichi l’Occident via des importations bon marché, ont transformé ces pays en concurrents redoutables, surpassant désormais le monde occidental en innovation technologique et industrielle. Ce constat résonne dans les discours de JD Vance, vice-président américain et natif de l’Ohio, qui ne cesse de marteler cette réalité avec pertinence.

L’élection de Donald Trump en 2016, puis son retour en 2024, ont cristallisé la rancœur d’une classe moyenne — manufacturière dans le Midwest, agricole dans les plaines — qui s’est vue déclassée par un système néolibéral mondialisé. Si cette mondialisation a généré des richesses, elles ont surtout profité aux capitalistes. Depuis les années 1990, les salaires réels, ajustés à l’inflation, stagnent pour la majorité des travailleurs : selon l’Economic Policy Institute, ils n’ont augmenté que de 10 à 15 % entre 1979 et 2020, alors que la productivité a bondi de 60 à 70 %. Les gains ont été accaparés par les détenteurs de capital — profits des entreprises, dividendes records, valorisation boursière des géants technologiques — creusant un fossé d’inégalités sans précédent.

Un nombre croissant d’Américains réalise que les promesses étaient des mirages

Cette frustration a été canalisée par une colère profonde, alimentée par des courants évangéliques conservateurs prônant une vision de pureté raciale et nationale. C’est ce mouvement qui a porté Trump au pouvoir, promettant un retour à une grandeur perdue. Mais aujourd’hui, en mars 2025, un nombre croissant d’Américains réalise que ces promesses étaient des mirages. Qui aurait imaginé qu’un président défierait les équilibres constitutionnels, menacerait des amendements fondamentaux comme le 1er ou le 14e, gouvernerait par décrets exécutifs, tout en appelant à destituer les juges fédéraux qui, dans le respect de la loi, bloquent ses décisions ? Dans ce sillage, les opposants sont réduits au silence, la presse indépendante est étouffée, les universités se censurent et l’histoire est réécrite pour glorifier une vision biaisée du passé. Ce schéma — marginalisation, censure, révisionnisme — est le propre de toutes les dictatures en gestation.

Face à cela, certains citoyens se rebellent, dans les urnes ou dans la rue. Mais leurs efforts risquent de produire l’effet inverse : un pouvoir encore plus autocratique, qui retournera contre eux la violence des trumpistes les plus radicaux, galvanisés par des milices et des discours incendiaires. Les élections de mi-mandat de 2026 sont attendues comme un possible contrepoids, mais l’espoir est ténu. Si les républicains les perdent, ils contesteront les résultats, comme en 2020.

Et si Trump reste en lice pour 2028, pourrait-il manipuler le système — par exemple en inversant les rôles de président et vice-président avec JD Vance, à la manière de Vladimir Poutine avec Dmitri Medvedev en 2008-2012 ? La Constitution fixe les élections, et le président n’a aucun pouvoir pour les reporter. Mais dans un climat de défiance institutionnelle, leur tenue même pourrait être menacée par des crises orchestrées.

Quelle sera l’issue ? Un peuple qui se soulève dans une révolution désordonnée, ou une société muselée par une répression larvée, masquée sous des prétextes de sécurité nationale ? Une vérité émerge : l’Amérique ne s’est jamais pleinement acceptée. Historiquement, elle a exporté ses tensions internes à travers des guerres lointaines — Vietnam, Irak, Afghanistan. Privée de ces exutoires, elle risque désormais un conflit larvé avec elle-même, entre factions idéologiques, régionales et sociales. La « guerre civile froide » que certains évoquent depuis 2020 pourrait devenir brûlante, déchirant un pays déjà fracturé.

Lire plus de:

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content