Paul Vacca
L’enfer des notes de bas de page
L’enfer est pavé de notes de bas de pages. Car leur prolifération est non seulement inutile, mais surtout nuisible à la dynamique même de la lecture.
Qui n’a pas fulminé contre ce signe intempestif qui vient interrompre l’élan de notre lecture? C’est peut-être le dramaturge britannique Noël Coward qui résume le mieux ce sentiment: “Lire une note de bas de page revient à descendre pour répondre à la porte alors qu’on est en train de faire l’amour”. Dans un essai réjouissant, Les Origines tragiques de l’érudition – Une histoire de la note en bas de page, Anthony Grafton, professeur de littérature à Princeton, raconte comment la note de bas de page fut au départ une affaire de chercheurs, d’exégètes ou d’érudits répondant à un besoin précis à mesure que l’histoire gagnait en scientificité: la nécessité de citer ses sources, suivant le principe qui veut que le texte persuade, et que les notes prouvent.
Un enjeu scientifique qui n’empêcha nullement à ses débuts la note de bas de page d’être un feu d’artifice rhétorique, une conversation spirituelle, ironique ou vacharde en marge du texte: un salon où l’on fait briller son esprit en aiguisant ses commentaires. Mais la note, souligne Anthony Grafton, a vite été rattrapée par l’esprit de sérieux et on est passé du salon de conversation au bureau du greffier. La note de bas de page est devenue le réceptacle d’un langage technocratique (avec des mentions comme op. cit, ibid, loc. cit. ou cf. supra…), d’un empilement de références et de listes bibliographiques interminables que personne ne parcourt. Et sa prolifération dans les thèses universitaires a poussé d’éminents professeurs à lancer des appels à la sobriété, restés sans effets, semble-t-il.
Mais en ce qui me concerne, c’est une autre prolifération de la note de bas de page qui me chiffonne. Pas l’érudite, qui finalement reste cantonnée aux thèses ou aux travaux d’experts, mais celle qui s’invite dans les ouvrages grand public, notamment les rééditions de classiques ou les éditions scolaires, celles qui se veulent “explicatives” et “pédagogiques” pour rendre les textes plus “accessibles”.
Baliser la compréhension d’un texte, c’est compromettre son appréhension par le lecteur. Eventer toute sa part de mystère, c’est éventer aussi le désir de découverte.
Pour quelques notes qui éclairent opportunément un terme spécifique – historique ou technique, par exemple, comme “guelfe” ou “légitimiste” – combien s’avèrent parfaitement inutiles? Et au premier chef, celles concernant le vocabulaire. Les éditeurs scolaires visiblement travaillés par la phobie qu’un seul mot puisse échapper à la compréhension de leur jeune public truffent leurs textes de définitions parfaitement dispensables. Comme dans cette édition d’une nouvelle, datant pourtant de l’année 2000, où les notes donnent des définitions pour des termes comme “énergumène” (individu), “investi d’une mission” (confié une mission) ou “saugrenue” (étrange), parfaitement compréhensibles dans leur contexte – ce qui constitue d’ailleurs une des vertus de la lecture. Et que dire lorsqu’une note définit “gracile” par “mince”, faisant perdre toute la délicatesse contenue dans le mot lui-même?
L’enfer est pavé de notes de bas de pages. Car leur prolifération est non seulement inutile, mais surtout nuisible à la dynamique même de la lecture. En cherchant à rendre le texte “accessible”, les notes répétitives en rendent la lecture passive et insipide.
Baliser la compréhension d’un texte, c’est compromettre son appréhension par le lecteur. Eventer toute sa part de mystère, c’est éventer aussi le désir de découverte. Imaginerait-on livrer toutes les astuces et les pièges à un joueur dans un jeu vidéo pour pimenter sa partie? Alors, pour la connivence, la créativité verbale et les jaillissements poétiques, certains jeunes se tournent-ils plus sûrement vers des textes de slam, de hip-hop ou de rap. Au moins ceux-ci ne comportent-ils pas de notes de bas de page.
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