Paul Vacca
Le mystère de la valise à roulettes enfin résolu
Le marché n’a pas su voir le génie de la valise à roulettes parce que celle-ci ne s’alignait pas sur la vision dominante de la masculinité alors en cours.
En 1970, un responsable américain dans une entreprise de bagages dévisse quatre roulettes d’une penderie et les attache avec du gros sparadrap à une valise. Puis il fixe une courroie à son bagage et parade gaiement dans sa maison devant femme et enfants amusés. Bernard Sadow vient d’inventer la première valise à roulettes au monde. Soit environ 5.000 ans après l’invention de la roue et un an après que l’homme a marché sur la Lune. Pourquoi diable a-t-on attendu autant pour équiper nos valises de roues?
Les experts se sont penchés sur cette énigme devenue un classique concernant l’innovation. Pour Robert Shiller, lauréat du prix Nobel d’économie, il s’agit d’un exemple de frein consubstantiel à l’innovation, cette “évidence aveuglante” qui peut nous échapper longtemps. Pour Nassim Nicholas Taleb, essayiste et statisticien, la valise roulante a force de parabole: elle nous démontre que nous avons tendance à ignorer les solutions les plus simples… par le fait même qu’elles sont simples. Nous sommes collectivement attirés par ce qui est complexe, donc gratifiant.
Explications certes très pertinentes mais quelque peu génériques. Inaptes à dissiper spécifiquement le mystère de la valise à roulettes. La résolution de cette énigme, nous la devons à Katrine Marçal, journaliste et écrivaine suédoise qui l’a consignée dans son essai Mother of Invention: How Good Ideas Get Ignored in an Economy Built for Men paru en 2021 chez William Collins. Alors qu’elle effectue des recherches dans les archives d’un journal en vue de rédiger un livre sur l’innovation au féminin, elle tombe sur une photo d’une femme en manteau de fourrure tirant une valise à roulettes. Cette photo l’interpelle. Pour la simple raison qu’elle date de 1952, soit 20 ans avant “l’invention officielle” de la valise à roulettes par Sadow. Fascinée, elle poursuit son enquête et met à jour un récit complètement différent concernant cette énigme.
Le marché n’a pas su voir le génie de la valise à roulettes parce que celle-ci ne s’alignait pas sur la vision dominante de la masculinité alors en cours.
Elle découvre que la valise moderne est née en réalité à la fin du 19e siècle. Or, à cette période, les bagages sont encore pris en charge par des porteurs. Il faudra attendre le milieu du 20e siècle pour que les voyageurs portent leurs propres bagages. Les voyageurs, c’est-à-dire les hommes. Et c’est là que le bât blesse. Car Katrine Marçal observe que c’est la masculinité qui a mis des bâtons dans les roues des valises. Le premier bâton étant l’idée qu’aucun homme ne ferait jamais rouler une valise parce que ce n’est tout simplement pas “viril”. Le second concernant la vision de la mobilité des femmes. Bien que rien n’eût empêché une femme de faire rouler une valise – n’ayant pas de “masculinité” à revendiquer – le marché supposait qu’une femme ne voyage jamais seule mais nécessairement accompagnée d’un homme qui porte naturellement son bagage. Voilà pourquoi le marché ne voyait aucun potentiel commercial dans la valise à roulettes.
C’est aussi ce qui explique qu’il ait fallu 15 ans supplémentaires pour que l’invention se généralise après le dépôt de brevet par Sadow en 1970. Corroborant l’analyse de Katrine Marçal, ce dernier a d’ailleurs pu faire état des difficultés rencontrées à l’époque pour placer son invention dans les grands magasins américains. Les hommes ont l’habitude de porter les bagages de leurs femmes, c’est ainsi, lui rétorquait-on.
Résultat: le marché n’a pas su voir le génie de la valise à roulettes – sa “simplicité aveuglante” – parce que celle-ci ne s’alignait pas sur la vision dominante de la masculinité alors en cours. CQFD. Quant à savoir si cette invention est toujours opportune aujourd’hui dans une ère où il nous faudra voyager moins et plus léger, c’est une tout autre question.
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