Paul Vacca
Pourquoi L’heure des prédateurs, de Giuliano da Empoli, est le livre indispensable pour comprendre notre époque
Peut-être y a-t-il trop de livres pour nous décrire par le menu l’avenir qui nous attend dans 10, 15 ou 25 ans. Et pas assez pour nous éclairer efficacement sur notre présent, ici et maintenant. On vit avec l’inconfortable sensation que la route, loin devant nous, est parfaitement éclairée, alors que le sol grouillant et instable sous nos pieds reste obstinément dans l’obscurité.
Or, les ouvrages de Giuliano da Empoli ont précisément cette vertu : être des lanternes pour notre temps présent. Dans Les ingénieurs du chaos, en 2019, il a mis au jour les manœuvres algorithmiques lancées contre nous par les agitateurs populistes, tout comme il nous a immergé, en 2022, dans la psyché retorse et chaotique de Poutine dans son fameux Mage du Kremlin.
L’heure des prédateurs nous offre une immersion dans l’actualité incandescente sertie dans l’écrin intemporel de la collection blanche de Gallimard. Giuliano da Empoli nous plonge au cœur de l’arène du pouvoir contemporain, dans les coulisses des nouveaux maîtres du monde. L’auteur, “scribe aztèque” autoproclamé, nous invite à le suivre dans ses pérégrinations à travers le monde dans la cour des prédateurs : du Ritz Carlton à Riyad, au siège de l’Assemblé générale de l’ONU à New York, en passant par Chicago, Florence ou Lisbonne…
À mesure que l’on tourne les pages, emporté par la commedia dell’arte des prédateurs, on est gagné par une étrange sensation de déjà-vu : n’est-ce pas exactement ce qui se joue clairement sous nos yeux depuis quelques semaines à peine ? Au fil des paragraphes, la formule de notre présent apparaît : la fusion nucléaire des hubris numériques et politiques pour une mise en coupe réglée du monde.
On ne peut pas qualifier de feel good book cette heure des prédateurs. Si vous êtes à la recherche de réconfort et de consolation, passez votre chemin. Car l’auteur nous propose une dystopie en temps réel, une description de l’amicale inamicale des prédateurs, cette alliance aux relents mafieux entre les conquistadors de l’IA et les nouveaux tyrans. Terrifiant au point que les librairies seraient inspirés de le ranger au rayon des thrillers.
Depuis Les ingénieurs du chaos, il faut bien constater que le chaos a encore étendu son emprise : désormais, il n’est plus aux mains des insurgés, mais dans les griffes du pouvoir. Les appels à la raison – ou même au simple bon sens – sont aussi inaudibles qu’un cri au cœur inhabité de l’espace. Pour Giuliano da Empoli, comme Machiavel avant lui, le véritable pouvoir ne se nourrit pas de rationalité : un puissant, ça ose tout, c’est même à ça qu’on le reconnaît.
Cette représentation du chaos contemporain possède toutefois des airs envoûtants de fresque à la Jérôme Bosch : pour grimaçante et apocalyptique qu’elle soit dans son ensemble, elle se révèle parfaitement cocasse dans ses détails. Par la grâce de son style, l’auteur parvient à capter en quelques mots le ridicule d’un puissant, le burlesque d’une situation, de même qu’il parvient à capturer les pulsions dionysiaques des prédateurs dans les lassos de son style apollinien. Les voilà prisonniers du rire de l’auteur qui court entre les lignes.
Alors, contre toute attente, ce livre se révèle bien plus réconfortant qu’escompté : le meilleur feel good du moment. Condensé d’irrévérence gonzo et de détachement aristocratique, ce livre enivrant nous épargne la tisane des vœux pieux et des imprécations stériles contre les tyrans. Et nous offre le plus explosif des cocktails d’intelligence, de lucidité et d’humour : l’antidote parfait à l’abattement actuel et la plus efficace des armes pour reléguer le chaos à son insignifiance. “La lutte continue” sont d’ailleurs les derniers mots du livre.
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