Paul Vacca
Le bricolage comme philosophie d’avenir
Il est assez fréquent que dans les débats politiques, un des intervenants se désolidarise des autres en déclarant que ‘‘lui’’ ne fait pas d’idéologie. Toutes ses actions, affirme-t-il, n’ont pour unique objet que l’efficacité car seul le résultat compte. Lui se déclare libre de toute posture idéologique. Or, sans s’en rendre compte, il profère là aussi un credo éminemment idéologique : ne revendiquer que l’efficacité comme horizon, n’avoir que le résultat comme objectif, c’est également, qu’on le veuille ou non, pratiquer une idéologie. L’idéologie, c’est toujours, comme l’enfer chez Sartre, les autres.
“Eloge du bricolage”, un essai signé par la philosophe Fanny Lederlin, récemment sorti aux éditions PUF, traite justement de cette idéologie qui s’ignore. L’autrice lui donne le nom de “logique d’ingénieur”. Que nos lecteurs qui exercent la digne profession d’ingénieur se rassurent : il ne faut pas voir dans ce terme une dénonciation de leur métier (absolument indispensable, faut-il le rappeler ?). Cette expression désigne, à la suite de l’ethnologue Claude Levi-Strauss, la vision qui se fixe comme unique horizon l’efficacité.
Pour Fanny Lederlin, cette vision des choses caresse l’illusion que les meilleures décisions (politiques, entrepreneuriales ou citoyennes) seraient celles établies scientifiquement au nom de la pure efficacité. Or cette logique d’ingénieur, qui ne cesse de gagner du terrain, n’est-elle pas justement celle qui nous oblige aujourd’hui à repenser tous nos modèles ? Pour autant, elle a la vie dure. Mis au pied du mur, les solutionnistes technologiques restent convaincus – avec naïveté ou cynisme, selon le cas – que c’est la technologie qui sera la plus apte à résoudre les problèmes qu’elle engendre. Ceci étant, la voie des “néo-luddites”, qui consiste à l’inverse à faire table rase de toute avancée technologique, se révèle-t-elle plus satisfaisante ? Pas vraiment. Car Fanny Lederlin montre, avec beaucoup de finesse, que l’anti- technologisme est une façon de perpétuer la logique d’ingénieur par d’autres moyens. Avenir radieux ou table rase ne sont en fait que les deux faces d’une même médaille, deux dogmatismes qui ne s’opposent qu’en apparence.
L’anti-technologisme est une façon de perpétuer autrement la logique d’ingénieur.
Que faire, alors ? Fanny Lederlin propose une autre voie, plus féconde, plus humaine, plus créative : celle du bricolage. Pour aborder l’avenir et les immenses défis qui nous attendent, l’autrice montre que la solution est bel et bien celle du bricolage – bricolage entendu à la fois au sens de do it yourself, en prise avec le réel et le réalisme, mais aussi de système D, avec toute la créativité qui donne libre cours à la sérendipité, à la prise en compte de tous les éléments inhérents au facteur humain.
Au fil de chapitres brefs, malicieux et éclairants, l’ouvrage dévoile tous les trésors d’inventivité que recèle une notion a priori aussi vieillotte et surannée que le bricolage. Fanny Lederlin parvient, avec conviction et érudition, à sortir cette notion du garage pour lui offrir la stature d’une philosophie de vie dont devraient s’inspirer les politiques tout autant que les managers et les planificateurs.
L’autrice nous propose pour cela deux modèles : le vivant, en qui opère à chaque instant un “superbe bricolage”, mais aussi Wall-E, le petit robot qui donne son nom au film d’animation de Pixar, adepte d’un bricolage éclairé prenant soin de notre planète en lieu et place des humains. En célébrant le lien entre la machine et le vivant, ce livre passionnant et brillant est à même de nous rendre, nous les humains, plus ingénieux.
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