Paul Vacca
Le bonheur est toujours devant: le monde comme tapis roulant
En ouvrant “Les chaînes sans fin”, le dernier essai d’Yves Pagès (éd. La Découverte), vous risquez d’avoir le vertige. Comme sur un tapis roulant, qui est le sujet du livre. L’auteur raconte qu’il fut happé par la découverte en plein Paris d’une agence de pompes funèbres coiffée, au premier étage, par un club de fitness. Face au spectacle de silhouettes s’éreintant sur des tapis de course, il sentit alors que quelque chose se jouait sous ses yeux: le court-circuit heuristique entre la pulsion d’une vie sportive et l’immobilité de la mort.
Yves Pagès se laisse alors entraîner dans ses recherches. Il découvre que le tapis roulant plonge ses racines dans des temps anciens. Il se retrouve face à une méta-invention tentaculaire revêtant au fil du temps des formes diverses. Pour des usages très différents. Un usage agricole d’abord, dès le 18e siècle, dans les champs avec la trépigneuse, un manège à plan incliné où l’on utilisait la force motrice des chevaux, joggers avant l’heure. Carcéral et disciplinaire, au 19e siècle dans les geôles victoriennes, avec les treadmills, des moulins où les prisonniers, tels des hamsters dans leur roue, font pénitence jusqu’à l’épuisement. D’agrément encore, pour soulager les piétons avec le moving sidewalk à Chicago ou le trottoir roulant de l’Exposition universelle de Paris en 1900. Industriel et productiviste, avec les chaînes qui mènent les animaux à l’abattoir, puis celles de production dans les usines pensées par Taylor, façonnées par Ford et cauchemardées par Chaplin. Commercial, avec les escalators dans les shopping malls, les caisses des supermarchés, les tapis à sushis, les tapis roulants ou les carrousels pour bagages dans les terminaux d’aéroports. Et enfin sportif, avec les tapis de course à l’âge du fitness triomphant dont Jane Fonda fut l’égérie en 1974…
Les Américains déclarent avoir besoin d’une augmentation de 30 à 50% pour se sentir heureux. Le bonheur est toujours devant.
L’auteur nous embarque dans une visite foisonnante et érudite de toutes ces chaînes sans fin que nous avons fini par ne plus voir tant elles nous sont familières. Un grisant inventaire que l’on feuillette ébahi, comme dans un cabinet de curiosités. Le parcours devient vite vertigineux car l’auteur nous révèle les motifs cachés dans le tapis roulant, des paradoxes en chaîne qui donnent le tournis: l’accélération qui se conjugue au surplace, l’inventivité avec l’inutilité, le ludique avec le macabre, la paresse avec l’exhaustion… Sous nos yeux, Yves Pagès fait la démonstration que nous avons affaire au rouage métaphorique de notre société de consommation, l’incarnation de cette tyrannie de la commodité qui, en prétendant nous libérer de l’effort, nous aliène et nous épuise plus encore. De même qu’il est le vecteur idéal parfait pour distiller l’illusion d’une croissance illimitée, ce fantasme qui fait courir le capitalisme.
Et une fois le livre refermé, notre esprit emballé par cette lecture continue de courir. Car ce “mouvement immobile” dont parle Pagès n’est-il pas aussi celui qui anime nos vies domestiques? Le scrolling sur les écrans de smartphones ou les rabbit holes sur internet ne sont-ils pas les dignes avatars pixellisés du surplace dynamique du tapis roulant?
De même, nos aspirations au bonheur à l’ère de la surconsommation ne sont-elles pas elles aussi prises dans le mouvement sans fin d’une roue de hamster, appelée aussi happiness treadmill ? Une étude récente menée par l’institut Harris l’été dernier a encore souligné que les Américains interrogés, quel que soit leur niveau de revenu, déclarent tous avoir besoin d’une augmentation de 30 à 50% pour se sentir heureux. Le bonheur est toujours devant.
Alors, une question lancinante et vertigineuse se fait jour: le monde entier ne serait-il pas qu’un vaste tapis roulant?
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