Paul Vacca
Le Boléro de Ravel, premier hit moderne
“Je commence tout petit pour finir énorme” écrit Maurice Ravel en 1928 évoquant la pièce musicale qu’il vient d’achever. Composée de multiples répétitions entêtantes qui s’amplifient au fil du morceau s’étirant sur 16 minutes, il lui donne d’abord le nom de Fandango avant de trancher pour celui de Boléro. Ravel se doutait-il alors que ce crescendo de mélopées hispanisantes dessinerait lui-même le destin hors norme de son œuvre bientôt couronnée par un succès planétaire aux accents éternels ? On peut trouver quelques réponses en feuilletant Ravel Boléro, le passionnant et foisonnant catalogue de l’exposition qui se tient actuellement à la Philarmonique de Paris, proposé par les Éditions de la Martinière sous la direction de la musicologue Lucie Kayas.
Le “Boléro” peut être considéré comme le premier véritable hit de l’ère moderne. Pourtant, cette œuvre, qui porte la référence M81 dans son catalogue, ne constituait dans l’esprit de Ravel qu’une simple étude d’orchestration radicale (un geste artistique alternatif ou underground, dirait-on aujourd’hui). Or, sitôt interprété à l’Opéra Garnier de Paris pour le ballet de la danseuse russe Ida Rubinstein, le Boléro dynamite les barrières culturelles pour s’imposer comme un banger planétaire.
Les partitions musicales s’arrachent auprès des chefs d’orchestre, des musiciens et même des amateurs qui peuvent jouer ses arrangements pour piano. Les ventes de disques 78 tours en gomme-laque (l’ancêtre du vinyle) explosent. Avec leur capacité limitée de 3 à 5 minutes, il faut alors pour le Boléro choisir entre la version abrégée ou la version intégrale sur plusieurs disques. Et la radio, en plein essor dans les années 1920, accélère la popularisation mondiale de l’œuvre en la diffusant en haute rotation urbi et orbi.
La radio, en plein essor dans les années 1920, accélère la popularisation mondiale de l’œuvre en la diffusant en haute rotation urbi et orbi.
Il faut dire que le morceau de par son côté hypnotique présente des qualités intrinsèques pour faire de cette partition radicale, entre geste érudit et pied-de-nez génial, un refrain universel : une référence absolue, la bande-son incontournable du cinéma et de la publicité, et in fine une des icônes de notre pop culture.
Comment expliquer ce succès inaltérable même à l’ère du streaming et de l’économie de l’attention ? Peut-être parce que le Boléro possède deux clés qui se révèlent indispensables pour s’ouvrir les faveurs du public : le cocktail magique du hook (l’idée musicale qui accroche l’attention de l’auditeur) et du mood (l’ambiance distillée par une chanson). Car l’ostinato rythmique de la caisse claire dans son obsession répétitive a des allures de hook qui crochète l’auditeur et imprime ses phrases dans ses oreilles. Ravel qualifiait son Boléro d’”œuvre sans musique”, soulignant que sa force reposait sur la répétition et non sur un développement mélodique traditionnel.
Pourtant, dans le même temps, le morceau par son mood sensuel, son parfum mélodieux d’hispanité idéale qui s’élève vers une tornade orchestrale, nous plonge au cœur d’une expérience sonore enivrante. Le Boléro reste ainsi le candidat idéal pour nos écoutes immersives via nos AirPods et les multiples playlists proposées par les plateformes : les Classical Music, Relax & Focus, ou autres Chill Classical, Cinematic Classical ou même Minimalism aux côtés de Steve Reich et Philip Glass.
Ravel avoua avoir voulu faire du Boléro “une machine”. Une machine qui enfanta l’électronique avec Kraftwerk ou Mike Oldfield, le hip-hop avec Jay Z ou même des morceaux hypnotiques comme Storm du groupe post-rock Godspeed You ! Black Emperor. Et que les hitmakers d’aujourd’hui, comme Mark Ronson, Max Martin ou Jack Antonoff, nouveaux sorciers des hooks et des moods, ne renieraient pas en tout cas.
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