Paul Vacca
Langue du chaos, mode d’emploi
En 1933, le philologue allemand Victor Klemperer s’attelle à l’analyse de la langue quotidienne des nazis qui viennent d’accéder au pouvoir.
En puisant aux multiples sources à sa disposition – les discours fleuve d’Hitler ou de Goebbels à la radio, la presse et les tracts de l’époque, jusqu’aux conversations quotidiennes dans les cafés –, il montre comment la langue a été progressivement contaminée, manipulée et maltraitée pour constituer un vaste trompe-l’œil : le mirage de la réalité. De ce journal de bord, Klemperer tirera en 1947 LTI, Lingua Tertii Imperii, la langue du IIIe Rich, un ouvrage devenu une référence : le bréviaire de la résistance et de la survie face au langage totalitaire.
Aujourd’hui, Olivier Mannoni, traducteur d’allemand, dont le travail prolifique a été couronné par de nombreux prix, reprend avec courage le flambeau. Son acte de résistance et de survie à lui s’appelle Coulée brune – Comment le fascisme inonde notre langue (Éditions Héloïse d’Ormesson). Il y a deux ans, il avait livré son propre carnet de bord dans Traduire Hitler (publié aux mêmes éditions) où il racontait comment la traduction d’un livre s’était muée pour lui en une expérience existentielle éprouvante. Car Mannoni avait relevé le défi d’affronter le monstre : traduire Mein Kampf pour les besoins d’une édition critique publiée par Fayard en 2021 : Historiser le mal.
Une immersion herculéenne dans les entrailles d’un texte nauséabond qui se déguise en ouvrage de théorie politique, où la croyance et l’ignorance jouent au savoir. Une mixture foutraque de charlatanisme et de simplisme conquérant. À chaque paragraphe, Olivier Mannoni doit affronter des avalanches de raisonnements tronqués, des tombereaux de faits invérifiables, des cascades d’adverbes, d’adjectifs et de conjonctions indigestes et autant de slogans à la fatuité triomphante. Bref, il doit apprivoiser une logorrhée destinée non pas tant à communiquer qu’à tordre la réalité jusqu’au délire avec les conséquences funestes que l’on sait.
Traduire, c’est démonter le langage, l’ausculter, en examiner tous les mécanismes avant de les transposer dans une autre langue en un ensemble cohérent.
Car traduire, comme le précise Olivier Mannoni, ce n’est pas trouver un mot pour un autre. Traduire, c’est démonter le langage, l’ausculter, en examiner tous les mécanismes avant de les transposer dans une autre langue en un ensemble cohérent. Cela revient à s’immerger corps et âme dans une matrice pour examiner les rouages qui concourent à former une langue.
Or cette langue insidieuse tissée d’incohérences, de simplifications extrêmes, d’accumulations mensongères au vocabulaire rabougri n’a pas disparu. Mannoni, sorti de l’enfer du verbiage hitlérien, la voit reprendre du service aujourd’hui avec les mêmes tics et les mêmes tocs – et les mêmes tactiques – dans les discours populistes. Encore une fois, Mannoni s’est livré à une tâche titanesque consistant à identifier les ravages provoqués par cette langue du chaos aujourd’hui : un débat politique atrophié, les faits divers et l’indignation élevés au rang de pierre angulaire du discours, la montée du complotisme et de la haine. Il y analyse le glissement progressif du langage politique, relayé et amplifié par les réseaux sociaux et les émissions télévisées sensationnalistes, vers une violence rendant tout débat démocratique quasiment impossible.
“Coulée brune” est un ouvrage effrayant et salutaire. Effrayant, car on est saisi de vertige face au travail de sape grammatical et aux hold-up sémantiques menés par les histrions du bullshit populiste. Mais salutaire, car il nous invite à retrouver le sens véritable des mots et des pensées, du langage comme arche d’une vie commune. Un livre au verbe clair et cinglant, une splendide lettre d’amour à la langue et à la démocratie.
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