Il y a des destins qui ressemblent à des romans. Celui d’Ilham Kadri en fait partie. Cette semaine, elle a annoncé qu’elle quitterait la direction de Syensqo dès janvier prochain. Deux ans avant la fin de son mandat. Décision surprise, mais pas dénuée de logique.
Souvenons-nous. Il y a six ans, elle arrivait à la tête de Solvay, un monument belge de 160 ans. Peu de gens la connaissaient alors. Son parcours, pourtant, méritait déjà l’attention. Née dans une famille modeste au Maroc, passionnée de chimie, elle décroche un doctorat, travaille aux États-Unis, dirige des sociétés internationales… Et surtout, elle avait commencé par un simple stage chez Solvay. Vingt-cinq ans plus tard, elle en prenait les rênes. Une trajectoire que même Hollywood n’oserait pas écrire.
Mais Ilham Kadri n’est pas du genre à gérer tranquillement l’héritage. Elle décide de couper la vieille maison en deux. D’un côté, Solvay, recentré sur ses activités traditionnelles. De l’autre, Syensqo, tourné vers l’innovation et la chimie de spécialité. Une scission risquée, complexe, mais menée à bien. Depuis décembre dernier, les deux sociétés existent, cotées en Bourse, indépendantes.
Alors bien sûr, les marchés n’ont pas applaudi. L’action Syensqo a perdu un quart de sa valeur depuis l’introduction, pendant que Solvay progressait. Et quand les primes de sa patronne ont dépassé 25 millions d’euros, en pleine période d’économies, cela en a choqué certains. Les syndicats ont parlé de défiance, et certains investisseurs de sous-performance.
Mais réduire Ilham Kadri à ces critiques serait oublier ce qu’elle a apporté. Car elle a aussi donné une voix forte à toute une industrie. À la tête du Cefic, la fédération des chimistes européens, elle a répété que “la chimie est la mère de toutes les industries”. Sans chimie, pas de batteries, pas de panneaux solaires, pas de transition énergétique crédible. Elle a secoué Bruxelles, demandé des règles plus simples, une préférence européenne face à la Chine et aux États-Unis. Peu de dirigeants industriels se sont exprimés avec autant de clarté et de conviction.
Alors pourquoi partir maintenant ? Parce que son style est celui d’une femme qui choisit le tempo. Elle préfère dire : la transformation est faite, la relève est prête. Et passer le témoin. C’est une manière de rester fidèle à elle-même : décider, plutôt que subir. Son successeur, Mike Radossich, est déjà dans la maison. Il connaît les dossiers, les équipes. Et il hérite d’un groupe qui regarde de plus en plus vers les États-Unis, où se fait déjà près de 40% du chiffre d’affaires. Là-bas, l’énergie est moins chère, le marché plus porteur. C’est sans doute là que se jouera la suite de l’histoire.
Mais quoi qu’il arrive, le nom d’Ilham Kadri restera attaché à un moment clé. Elle aura osé transformer une vieille institution belge en deux entreprises modernes et internationales. On pourra critiquer ses bonus, discuter ses choix sociaux, mais on ne pourra pas nier son courage et sa capacité à incarner le changement. Et son départ n’a rien d’une fin. Les grands chasseurs de têtes la regardent déjà. Quand on a commencé par un stage pour finir patronne d’un géant, on ne disparaît pas du jour au lendemain. L’histoire Kadri continue.