Bruno Colmant

L’Amérique s’apprête-t-elle à un troisième coup d’État monétaire?

Bruno Colmant Economiste. Professeur à la Vlerick School, l’ULB et l'UCL.

L’ordre économique des États-Unis se fonde sur le marché et l’initiative individuelle, où la protection sociale est minimale et le salut recherché dans l’effort personnel. Ce capitalisme brut, mêlant étouffement et dynamisme, engendre un darwinisme social et économique féroce. Tout y est éphémère, instantané, sans cesse réinventé, tel un marché permanent où l’échec est un tremplin et la réussite un amplificateur. Ceux qui y ont vécu reconnaissent cette fragilité structurelle, loin de la robustesse apparente.

Cette logique, poussée à son paroxysme, mute vers un « exolibéralisme », une forme d’anarchocapitalisme. Elle déconstruit radicalement les structures sociales, au nom d’une simplification censée libérer efficacité, prospérité et liberté, que des tiers sont accusés d’entraver.

L’incarnation politique de cette rupture gère les États-Unis comme une firme, cherchant un monopole et un contrôle des prix. Elle entend placer son institution monétaire indépendante sous son contrôle, menaçant de rompre ses derniers remparts. Si ce contrôle est établi, cela pourrait provoquer un choc financier systémique.

Globalement, la stratégie vise à pulvériser l’ordre mondial d’après-guerre, considéré comme un obstacle à un capitalisme américain qu’il bride.

Trump a modifié le narratif économique. Il affirme que le système antérieur forçait l’Amérique à céder fictivement une part de sa richesse. Or, l’analyse suggère l’inverse : grâce à sa monnaie de réserve, les États-Unis importent ce qu’ils ne produisent plus et ont modelé une mondialisation commerciale de nature quasi coloniale. Désormais, le pays cherche à s’en extraire, accusant d’autres nations de « voler » des emplois, pour mieux les vassaliser via un impérialisme économique et territorial. Cette direction se manifeste par des droits de douane, des menaces diplomatiques, et des retraits probables d’organismes internationaux tels que des instances de santé, de commerce, voire financières.

Dans ce cadre, la monnaie et la dette seront ébranlées. Le dollar, pivot monétaire mondial depuis 1944 et garanti par la puissance militaire américaine, est fragilisé. Les États-Unis se retirent progressivement des conflits, abandonnent des alliés et concèdent des zones d’influence à des rivales commerciales. Un nationalisme croissant érode la crédibilité du dollar pour les investissements étrangers. Le moment où sa garantie ne sera plus suffisante pour assurer sa fiabilité intemporelle semble inéluctable, signalant le crépuscule de sa domination. La projection de la politique intérieure américaine, souvent chaotique, sur la scène internationale, est un facteur clé de cette instabilité.

Face à ces défis, l’Europe s’efface. Ses structures de représentation, comme la Commission et le Conseil européen, ne sont pas perçues comme légitimes par des Américains qui veulent réinventer la démocratie sous un angle nationaliste et souverainiste. Le duo franco-allemand lui-même s’efface. Sans gouvernance ni technologie, dépendant en énergie, vieillissant, le continent manque d’audace. Nous ne sommes plus gouvernés, mais gérés, figés par nos contradictions. Une guerre nous frôle, et nous la regardons, risquant l’échec fatal sans un plan ambitieux de dette publique via la BCE.

L’histoire monétaire des États-Unis n’est pas exempte de ruptures majeures, souvent qualifiées de coups d’État monétaires tant leurs conséquences ont été profondes et systémiques. La première, et sans doute la plus audacieuse, eut lieu en 1934 sous Franklin D. Roosevelt (1882-1945), avec la confiscation de l’or des citoyens et la dévaluation unilatérale du dollar, une mesure drastique pour relancer l’économie et financer le New Deal face à la Grande Dépression.

La seconde, en 1971 avec Richard Nixon (1913-1994), marqua la fin des accords de Bretton Woods et l’abandon de la convertibilité du dollar en or, libérant ainsi la monnaie américaine de toute contrainte métallique et inaugurant l’ère des monnaies flottantes et de la domination sans partage de la monnaie fiduciaire dans le système financier mondial.

Nous pourrions nous trouver aujourd’hui à l’aube d’une troisième rupture historique, cette fois sous l’impulsion potentielle de Donald Trump. Il s’agirait de la mise sous contrôle direct de la Réserve fédérale (Fed) par le pouvoir exécutif. L’objectif serait de forcer la Fed à financer la dette publique massive des États-Unis à des taux d’intérêt artificiellement bas, voire inférieurs à l’inflation, via la création monétaire. Ceci anéantirait l’indépendance de la banque centrale et transformerait son rôle de garant de la stabilité monétaire en simple instrument de financement discrétionnaire de l’État. Un tel acte enverrait un signal dévastateur aux marchés mondiaux et provoquerait un choc systémique d’une ampleur inédite.

La confiance dans le dollar, pilier du système monétaire international, s’effondrerait immédiatement. Les investisseurs, nationaux et étrangers, fuiraient massivement la dette américaine, conduisant à une dépréciation brutale du dollar et à une inflation galopante aux États-Unis. L’impact ne se limiterait pas aux frontières américaines : le dollar étant la principale monnaie de réserve et de transaction mondiale, son effondrement provoquerait un chaos financier sans précédent, remettant en question la valeur des actifs libellés en dollars détenus par les banques centrales et les institutions du monde entier. Ce serait un véritable séisme économique global, où les obligations américaines à long terme pourraient devenir du papier peint, et le système financier international, tel que nous le connaissons, serait fissuré, ouvrant la voie à une ère d’incertitude et de turbulences extrêmes.

Tout cela est-il envisageable ? Évidemment. Henri Kissinger (1923-2023) disait que les Américains jouent aux échecs, visant l’échec et mat, tandis que les Asiatiques jouent au go, encerclant l’adversaire. Les États-Unis nous materont sans pitié. Charles de Gaulle (1890-1970) avait renchéri en rappelant que les pays n’ont pas d’amis, mais uniquement des intérêts.

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