Bruno Colmant
L’agonie du dollar: le cauchemar financier qui menace la planète
S’il est un invariant dans la politique monétaire des États-Unis, c’est que ce pays ne rembourse jamais ses dettes autrement qu’en dollars, ce qui revient à ne pas les apurer. C’est le privilège d’un pays qui, depuis plus d’un siècle, impose sa devise comme référence universelle, et qui, de surcroît, consomme plus qu’il ne produit.
C’est ainsi que le reste du monde (c’est-à-dire tous les autres pays hors États-Unis) finance le déficit commercial et budgétaire américain. Cet engagement est lourd, puisque la dette publique américaine, bien que détenue à 75 % par des institutions américaines, représente environ un tiers du PIB mondial.
Mais ce n’est pas tout : le monde a besoin de dollars pour de multiples transactions, notamment pour le commerce international, où le dollar intervient dans 60 % des échanges mondiaux. Et comment sont créés ces dollars ? Par un immense système d’échange de devises entre les banques centrales. À titre d’exemple, si j’ouvre un compte en dollars auprès d’une banque belge, ces dollars apparaissent sur mon compte, mais n’existent pas physiquement : ils résultent d’un échange entre la BCE et la Réserve fédérale, les deux banques centrales respectives de la zone euro et des États-Unis. Cela signifie que le reste du monde doit échanger en permanence des devises représentant des dizaines de points de PIB mondial. Le dollar est donc le cœur du système financier mondial, et son hégémonie est, entre autres, garantie par les capacités d’intervention militaire américaines.
C’est là que réside le cœur du problème : le dollar doit être une devise faible pour être abondant. Car si le dollar était une devise forte, il deviendrait un instrument de thésaurisation contraire à sa diffusion dans l’économie. À cet égard, lorsqu’on examine la politique monétaire des États-Unis, il importe donc d’adopter un angle empirique. Il n’y a aucun invariant absolu, si ce n’est peut-être la doctrine de Robert Roosa (1919-1993), sous-secrétaire d’État au Trésor sous John F. Kennedy (1917-1963, président des États-Unis de 1961 à 1963). Robert Roosa fut d’ailleurs le mentor de Paul Volcker (1927-2019), président de la Réserve fédérale de 1979 à 1987.
Cette doctrine Roosa ne fait que prolonger les principes énoncés par Franklin D. Roosevelt (1882-1945, président des États-Unis de 1933 à 1945), qui déclara à l’aube de sa première investiture : « La santé économique interne d’une nation est un facteur plus important de son bien-être que la valeur de sa monnaie en termes d’échanges vis-à-vis d’autres nations. »
Dans les années 1960, Robert Roosa formalisa les préceptes de la politique monétaire américaine. Il affirma notamment que si la quantité de dollars en circulation explosait, ce n’était pas un problème américain, mais un problème pour les pays qui accumulaient des surplus commerciaux. À l’époque du système de Bretton Woods (1944-1971), Robert Roosa visait l’Allemagne et le Japon, qu’il incitait à développer leur consommation intérieure pour rééquilibrer les flux monétaires. Cette doctrine fut brutalement résumée en 1972 par John Connally (1917-1993), secrétaire au Trésor sous Richard Nixon (1913-1994, président des États-Unis de 1969 à 1974), dans une phrase restée célèbre : « The dollar is our currency, but your problem. » C’est ce même John Connally, accompagné de Paul Volcker et sous les ordres de Richard Nixon, qui mit fin aux accords de Bretton Woods en 1971 en suspendant puis en annulant la convertibilité du dollar en or. Cela entraîna une forte dépréciation du dollar, qui perdit près de 50 % de sa valeur par rapport au Deutsche Mark entre 1971 et 1979.
Mais l’histoire n’est pas terminée. La politique économique de Donald Trump est inflationniste, ce qui implique le maintien de taux d’intérêt élevés pour contrer l’inflation, et donc un dollar fort. Pourquoi ? Parce que les baisses d’impôts combinées à des barrières tarifaires à l’importation conduisent à une hausse des prix domestiques américains, et que la Réserve fédérale doit contrer cette inflation par des taux d’intérêt élevés.
Or, Donald Trump veut un dollar faible. C’est à ce stade qu’intervient la doctrine Miran, défendue par Stephen Miran, actuel président du Council of Economic Advisors de la Maison-Blanche, proche du secrétaire au Trésor Scott Bessent. Stephen Miran a développé une approche combinant droits de douane et manipulation monétaire afin d’atteindre trois objectifs : financer l’immense déficit public américain, qui atteint des niveaux inédits, dévaluer le dollar pour stimuler les exportations américaines et maintenir des taux d’intérêt bas sur la dette américaine, afin que le dollar reste une monnaie transactionnelle et non une monnaie de thésaurisation, et ainsi préserver son rôle de source de liquidité mondiale. Cette vision rejoint le paradoxe de l’économiste belge Robert Triffin (1911-1993), qui avait prédit que le système de Bretton Woods ne pourrait pas tenir si les États-Unis continuaient à émettre des dollars en masse pour alimenter la liquidité mondiale, fait qui a conduit à l’abandon de l’étalon-or par les États-Unis en 1971, auquel il est fait référence plus haut.
L’idée de Stephen Miran est que les droits de douane américains deviennent une arme de négociation : ils seraient modulés en fonction de la volonté des partenaires commerciaux à souscrire à des obligations américaines à très long terme (un siècle), voire perpétuelles, comme condition pour éviter les guerres commerciales de Donald Trump et le retrait de la protection militaire américaine. La valeur de ces obligations tendrait rapidement vers zéro, en raison de l’inflation et de la dépréciation du dollar. Ainsi, les pays commerçant avec les États-Unis ou dépendant de leur protection militaire se retrouveraient contraints de financer gratuitement les États-Unis. Cela aurait pour conséquence évidente d’affaiblir le dollar. Mais Stephen Miran va encore plus loin. Il propose que la Maison-Blanche utilise des pouvoirs spéciaux pour réduire les coupons d’intérêt sur les obligations américaines détenues par les banques centrales étrangères qui refuseraient de réévaluer leur monnaie par rapport au dollar.
L’autre voie, que j’ai toujours privilégiée, consisterait en une mise sous tutelle de la Réserve fédérale par la Maison-Blanche, lui retirant ainsi son indépendance pour aligner la politique monétaire sur les besoins immédiats du gouvernement américain. Concrètement, cela signifierait que la Fed serait contrainte de refinancer la dette publique à un taux d’intérêt nul, voire négatif, supprimant ainsi le coût du service de la dette pour les États-Unis. Une telle mesure aurait pour effet immédiat d’inonder les marchés de liquidités bon marché, facilitant le remboursement des engagements publics, mais aussi alimentant un excès monétaire dont les effets secondaires pourraient être catastrophiques.
Si une telle politique venait à être appliquée, elle engendrerait une spirale inflationniste incontrôlable. La masse monétaire en circulation augmenterait à un rythme effréné, sans aucune régulation par les taux d’intérêt, puisque ceux-ci seraient artificiellement maintenus à des niveaux extrêmement bas. Dans un tel scénario, l’érosion progressive de la valeur du dollar serait inévitable, les investisseurs et détenteurs de dette américaine réalisant rapidement que leurs obligations ne rapportent plus rien et que la monnaie elle-même perd de son pouvoir d’achat. Le phénomène serait aggravé par une fuite des capitaux vers d’autres devises ou des actifs refuges, comme l’or ou les cryptomonnaies, accélérant encore la dépréciation du billet vert.
L’effondrement du dollar ne se limiterait pas à une crise américaine, mais aurait des répercussions mondiales d’une ampleur sans précédent. En tant que devise de réserve internationale, sa chute entraînerait un bouleversement des équilibres monétaires et financiers, forçant les banques centrales étrangères à revoir leur exposition aux actifs libellés en dollars. La confiance dans le système financier américain serait irrémédiablement entamée, poussant certains pays à chercher des alternatives, notamment par des accords monétaires bilatéraux en dehors du cadre du dollar. Cette dynamique conduirait progressivement à la fin de l’hégémonie monétaire américaine et à un monde multipolaire où le billet vert ne serait plus la pierre angulaire des transactions internationales, une transformation qui remettrait en cause des décennies de domination économique des États-Unis.
En résumé, il y a donc encore une surprise majeure qui pourrait frapper nos économies : une crise monétaire et financière. Elle découlerait de l’impossibilité pour le dollar de rester une devise forte, alors que la dette américaine devrait bientôt atteindre 40 % du PIB mondial. Le ratio de la dette publique américaine par rapport au PIB mondial est passé d’environ 10-12 % dans les années 1980 à environ 30 % en 2023. Cette augmentation reflète une croissance de la dette américaine plus rapide que celle de l’économie mondiale. De plus, l’inflation américaine sera alimentée par les mesures de stimulation économique de Donald Trump, rendant le système encore plus instable. Il pourrait donc y avoir un choc négatif sur le dollar qui pourrait foudroyer et transpercer tout le système financier occidental. J’espère me tromper, mais j’ai une mauvaise intuition. Nous ne sommes pas au bout de nos mauvaises surprises. Il est donc désormais plausible qu’un événement majeur se profile sur le plan monétaire. La question n’est plus de savoir si cela va arriver, mais comment cela va se produire.
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