Philippe Ledent
La nuance est la force de l’évaluateur
Il y a deux semaines, je vous parlais du paradoxe de l’évaluation des politiques économiques : d’un côté, elle est indispensable, mais d’un autre côté, l’exercice est difficile et reste dépendant des hypothèses qui sont prises dans l’évaluation, ce qui rend les résultats toujours nuancés. Difficile donc d’en faire un outil “grand public”.
Pourtant, s’il y a bien une mesure qui aura fait l’objet de plusieurs évaluations avant même qu’elle ait fait l’objet d’un moindre consensus politique, c’est bien la taxation du patrimoine. Ainsi, pour accompagner sa note de lancement de l’évaluation des programmes politiques en vue des élections, le Bureau du Plan a publié un working paper consacré à la taxation du patrimoine. D’un point de vue de la communication, c’est en effet un bon produit d’appel : on peut être certain que les partis politiques s’empareront des résultats et que chacun aura son avis à donner sur les réseaux sociaux. Peut-être aurait-il été plus intéressant de mesurer l’impact d’une taxe sur les plus-values, qui est plus largement répandue dans les autres pays et a plus de chance de faire consensus en Belgique, ou, dans un autre registre, la limitation dans le temps des allocations de chômage ? Mais en aurait-on autant parlé ?
L’évaluation n’est ni un instrument de communication, ni un ballon d’essai pour examiner la réaction du public.
Plus récemment, un numéro de Regards Economiques, la publication des économistes de l’UCLouvain, en a remis une couche, aboutissant à des résultats encore plus encourageants pour les supporters de la taxe sur le patrimoine. Bien sur, si vous appliquez un taux de taxation sur une base taxable, vous obtenez des revenus pour l’Etat. Vu comme cela, il serait surprenant qu’une taxe ne rapporte rien… Dans ce cas-ci, l’exercice est néanmoins rendu plus difficile par le fait qu’on ne connait pas bien la base taxable. Un travail de reconstruction est donc effectué à partir de plusieurs sets de données et enquêtes. C’est un apport indéniable de ces études, qui auraient pu être intitulées “Estimation de la base taxable d’un impôt sur le patrimoine”. Mais encore une fois… qui en aurait parlé ?
Au-delà de la multiplication d’une base par un taux, la mesure des effets induits représente la partie la plus difficile de l’évaluation d’une politique économique, car il s’agit de comprendre les conséquences que la mesure prise peut avoir sur d’autres variables. Cette partie du travail est essentielle, car elle différencie l’analyse économique d’un slogan politique !
Pourtant, la place consacrée aux effets induits est souvent trop réduite. Est-il réaliste de penser qu’une personne disposant d’un million d’euros de patrimoine aura la même réaction (on va parler d’élasticité…) qu’une personne disposant de 100 millions ? Est-il réaliste de penser qu’une telle taxe rapportera systématiquement le même montant chaque année ? Les conséquences sur l’entrepreneuriat, le financement de l’économie ou l’emploi sont-elles vraiment négligeables ? Les arguments des chefs d’entreprise sont-ils vraiment à balayer d’un revers de la main ?
Bien sûr, plus on discute les hypothèses et plus on introduit de la nuance, au moins la conclusion devient claire. Et alors, où est le problème ? L’évaluation économique doit être un outil aidant les décideurs à peser le pour et le contre. Mais au final, seul le décideur prend ses responsabilités et la décision. Ce n’est pas à l’évaluateur à le faire et l’évaluation n’est ni un instrument de communication, ni un ballon d’essai pour examiner la réaction du public. L’évaluateur doit rester humble. Ses résultats doivent être nuancés. C’est même ce qui fait sa force.
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