Paul Vacca
La “merditude” des réseaux sociaux
Si l’on en croit l’écrivain et blogueur Cory Doctorow, la “merditude” est inscrite au cœur même des plateformes, suivant un processus en trois temps. En termes châtiés, on parlerait d’entropie ou de dégradation de l’offre.
On pourrait n’y voir qu’un simple effet de mode inhérent à tout type de service. Comme certains restaurants que l’on délaisse à mesure que de nouvelles modes apparaissent, cédant la place à de nouveaux lieux plus en phase avec les nouvelles attentes. Ainsi les plus jeunes se déplaceraient-ils vers de nouveaux réseaux comme TikTok, délaissant les anciens. Or, aux dernières nouvelles, ce ne serait plus l’état de grâce entre TikTok et ses premiers utilisateurs, sans compter les nuages qui s’amoncellent face à ce qui est perçu comme un aspirateur à données personnelles au profit de la Chine.
Si l’on en croit l’écrivain et blogueur Cory Doctorow, quelque chose de plus profond et spécifique se jouerait pour les plateformes. Il a d’ailleurs façonné un terme pour définir l’évolution propre aux réseaux sociaux ou aux plateformes comme Amazon: l’ “enshittification”. Littéralement la “merdification”, à savoir le fait de devenir de plus en plus “merdique”. En termes châtiés, on parlerait d’entropie ou de dégradation de l’offre. Mais pour mieux coller à la spécificité du concept de Doctorow, pourquoi ne pas le traduire par un terme que le réalisateur Felix van Groeningen a déjà popularisé avec son film La Merditude des choses en 2009?
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Selon Cory Doctorow, la “merditude” est inscrite au cœur même des plateformes suivant un processus qu’il a défini dans un article The Enshittification of TikTok paru dans Wired en janvier 2023. Un processus en trois temps.
Le moins que l’on puisse dire est que les réseaux sociaux traversent une zone de turbulence. Facebook au premier chef, devenu un vaste fourre-tout déserté ou ignoré par les nouvelles générations qui n’ont pas nécessairement envie de frayer avec leurs grands-parents, et dont la valorisation a plongé ces derniers temps obligeant Mark Zuckerberg à chercher des nouvelles voies de développement vers le métavers. Twitter également, dont l’arrivée d’Elon Musk n’a pas créé le choc de valorisation mais plutôt celui d’ajouter du chaos au chaos. Instagram enfin, plateforme jusqu’ici plutôt épargnée, semble lasser une partie de ses adeptes par sa course à la tiktokisation via ses reels envahissants.
Tout cela est logique, finalement: les réseaux créent la “merditude” et c’est nous qui sommes “emmerdés” pour partir.
A leur naissance, les plateformes font tout pour séduire les utilisateurs et en effet, tout est mis en œuvre pour eux et eux seuls, dont évidemment la gratuité. C’est le moment où les réseaux font le plein d’abonnés qui donnent vie au réseau par leurs interactions.
Vient alors la deuxième phase où les plateformes exploitent leurs utilisateurs dans le but de satisfaire leurs clients commerciaux, à savoir les annonceurs. C’est le moment où de nombreux changements interviennent. Certains visibles lorsqu’il s’agit d’interface, d’autres invisibles via les algorithmes et la distribution des données.
Et, enfin, intervient la troisième et dernière phase où l’enshittification devient totale: après avoir exploité les utilisateurs au profit des clients, les plateformes se mettent à abuser leurs clients pour assurer la fuite en avant.
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Les parcours de Facebook et Twitter incarnent parfaitement ces trois phases. Mais à la différence d’un restaurant ou d’un lieu à la mode qui serait délaissé en masse et finirait par fermer, les grands réseaux n’essuient pas d’exode massif. On l’a constaté à l’arrivée de Musk sur Twitter où beaucoup de promesses de désertions n’ont pas été suivies d’actes. Car les réseaux bénéficient d’un effet de réseau justement: du fait des interactions que nous générons, il nous est très difficile de quitter ce qui constitue désormais une part de notre persona sociale. Tout cela est logique, finalement: les réseaux créent la “merditude” et c’est nous qui sommes “emmerdés” pour partir.
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