Paul Vacca
La formule quantique de Louis Vuitton
Imaginons qu’un certain Louis Vuitton, né le 4 août 1821 à Lavans-sur-Valouse dans le Jura, voyage en 1888 dans le temps dans une de ses malles pour se rendre dans notre présent. Sitôt sorti de son coffre, que découvrirait en 2024 celui qui avait créé la marque “Louis Vuitton Malletier” en 1854 ?
Au-delà du brouhaha de notre modernité, M. Louis s’ébahirait de voir son nom omniprésent dans tous les capitales du monde: affiché sur des placards publicitaires gigantesques ou au frontispice de boutiques aux allures de temples dans les plus prestigieuses avenues du globe. Il pourrait aussi contempler parmi la foule le monogramme LV – inventé par son fils Georges en 1896 – fleurir sur des tee-shirts, casquettes, tenues de ville, sneakers aux formes futuristes et bariolées, parfums, bijoux, montres, une Fondation d’art, des restaurants… Et – ô soulagement ! – il retrouverait aussi ses malles et ses sacs ornés de motifs à damiers déclinés également sur d’autres produits comme la signature de son entreprise.
Comment M. Louis ne serait-il pas saisi de vertige face à cette omniprésence ? Par quelle magie son entreprise a-t-elle pu devenir un tel phénomène planétaire à la fois si populaire et élitiste ? Un des artisans de ce tour de prestidigitation, le CEO de Louis Vuitton, Pietro Beccari, livre quelques clés de ce tour de passe-passe dans une interview au Financial Times. Il y explique comment, à la suite de ses prédécesseurs, lui et ses équipes s’emploient à métamorphoser Louis Vuitton d’une marque de luxe classique ancrée sur un savoir-faire en un acteur culturel global. Par un cocktail savant d’imprégnation populaire, de sens du spectacle et d’exigences propres à la marque.
Comment trouver l’équilibre entre deux aspirations a priori contradictoires: une accessibilité culturelle sans déchoir de son statut de marque de luxe ?
En ce sens, la nomination de Pharrell Williams à la direction artistique de la mode homme incarne idéalement cette approche. Si certains ont pu reprocher à ce dernier – auteur-compositeur-interprète- réalisateur artistique-musicien-DJ – de ne pas avoir le cursus d’un styliste, force est de constater qu’il a su faire fructifier le capital culturel que la marque entend développer. S’il n’est pas styliste, il sait insuffler un style: transformer les défilés traditionnels en spectacle, lancer la tendance western en présentant un chapeau de cowboy à son défilé devenu un hit, produire et écrire des chansons pour des stars dont la rampe de lancement sont les défilés… Et faire d’un style, un lifestyle.
Pourtant cette omniprésence croissante de Louis Vuitton pose un défi de taille à la marque. Comment trouver l’équilibre entre deux aspirations a priori contradictoires: une accessibilité culturelle sans déchoir de son statut de marque de luxe? Louis Vuitton semble être le seul à résoudre cette équation quantique: être simultanément populaire – à l’égale de marques de sportswear, par exemple – tout en cultivant l’attrait élitaire du luxe.
Une équation qui semble porter la marque vers l’infini. Car s’il venait à l’idée de M. Louis de demander si ça marche, on pourrait lui répondre que son négoce, lancé en 1854, s’est hissé en 2023 largement en tête des acteurs du luxe avec plus de 20 milliards de dollars de ventes. Et que la valorisation de son nom atteint désormais le double de celle son concurrent parisien Hermès et d’une marque dont il n’a jamais entendu parler, Chanel.
M. Louis pourrait alors s’en retourner en 1888 l’esprit tranquille dans sa malle et retrouver ses équipes à Asnières. En se disant que sa conception du nouvel imprimé, un damier beige et brun avec l’inscription “Marque Louis Vuitton déposée” pour contrecarrer la contrefaçon, est une bonne idée.
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