Bruno Colmant

La Belgique: un royaume né d’un opéra et consolidé par une structure kafkaïenne

Bruno Colmant Economiste. Professeur à la Vlerick School, l’ULB et l'UCL.

La Belgique est un pays sympathique, complexe, et surtout artificiel, dont l’existence n’aurait probablement pas survécu à ses gisements de charbon, indispensables à la révolution industrielle, si le Royaume avait été créé 30 ans plus tard : la France se serait sans doute accaparé l’actuel sud de la Belgique.

La Belgique a dû s’inventer une existence puisqu’elle est un territoire flottant, à peine délimité par 60 km de côtes et sans même posséder l’estuaire de l’Escaut. Indépendante depuis 1830 dans le sillage de la Révolution française orléaniste du roi Louis-Philippe (qualifiée de monarchie de juillet), dont notre premier roi épousa la fille, le royaume dut se créer de l’intérieur. Le récit national qui veut que la Belgique existe depuis le fond des âges et que sa naturalité soit confirmée par l’existence de neuf tribus gauloises correspondant exactement aux neuf provinces d’antan ne convainc plus grand monde. Il en est de même pour l’indépendance embrasée par la représentation de La Muette de Portici en août 1830 donnée en l’honneur de l’anniversaire de Guillaume Ier des Pays-Bas.

Pour exister sans devoir tirer la synthèse de ses contradictions, la Belgique s’est placée dans l’impossibilité de se renouveler. Le pays s’est volontairement complexifié de l’intérieur, puisqu’aucune barrière, de nature géographique ou géologique, ne lui permet de se singulariser. On pourrait argumenter que les Pays-Bas sont confrontés aux mêmes contraintes, mais c’est oublier qu’une partie de ce pays est sous le niveau de la mer (d’où son ancien nom de Hollande, qui signifie pays creux), ce qui exige un effort commun pour assurer son existence.

Le secret du pays est peut-être sa complexité institutionnelle assure, au prix d’une inefficacité incontestable et d’une gestion sous-optimale alourdie par le poids de l’administration, l’obligation permanente du consensus. Et c’est ainsi que solidifiée de l’intérieur, la Belgique est un pays de droits acquis et d’immobilités. Karl Marx dit, à juste titre, en 1869 de la Belgique qu’elle était « le paradis et la chasse gardée des propriétaires fonciers, des capitalistes et des curés ». Le véritable gouvernement du pays ne correspond pas à ses expressions politiques, puisque le parlement est souvent déserté et qu’il est, comme le gouvernement, dépendant d’accords partisans. Il est d’ailleurs frappant de constater que les véritables dirigeants du pays ne découlent pas de la Constitution, puisque ce groupe des 10 et les présidents de partis en sont les véritables patrons exécutifs.

Comme le royaume est un pays de compromis, les têtes qui dépassent sont vite dévissées. C’est vrai dans tous les domaines : les tonitruants et les intempestifs finissent par se calmer ou à en être réduit au silence, les agités se résignent, les universités sont désargentées, les bâtiments publics, comme le Palais de Justice et les tunnels de Bruxelles, tombent en ruines, les artistes doivent se produire à Paris et l’enrichissement est suspect. Mais faut-il s’en étonner ? Comme la Belgique est une plaine de transit, très bien desservie par de nombreuses voies de transports, les flux de matières et de capitaux glissent, sans s’arrêter, sur son territoire. D’un point de vue géométrique, le pays n’est pas ancré verticalement, mais couvert horizontalement. Son centre de gravité est donc mobile.

Heureusement, le royaume reste la capitale de l’Europe et le siège de l’OTAN, ce qui assure un barycentre international. C’est d’ailleurs parce que le pays est artificiel que des centres décisionnels s’y implantent. Le manque d’ambition nationale ne fait pas d’ombre aux puissances étrangères qui y délèguent une partie de leur souveraineté.

Mais, au-delà de ces constats étonnants et du sentiment permanent que le brouhaha collectif étouffe l’action décisive, la Belgique reste un État social de qualité et de liberté qui assure l’égalité des chances dans un contexte de solidarité. Et c’est peut-être là que se situe la merveille de sa réussite : son apparent manque d’ambition et sa cacophonie politique camouflent le souhait de l’apaisement social et de la tempérance économique que les pères fondateurs du royaume avaient finement anticipés.

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