Philippe Ledent

Désinformation : juste une question de point de vue

Philippe Ledent Senior economist chez ING Belgique, chargé de cours à l'UCLouvain.

Le dernier Global Risk Report publié en prélude du forum économique mondial de Davos a montré une inquiétante progression du risque lié à la désinformation. Ainsi, 53% des répondants à l’enquête sur les risques mondiaux l’ont cité dans leur top cinq des risques pouvant provoquer une crise durant l’année 2024. C’est le deuxième “score” le plus élevé après… les événements météorologiques extrêmes (66%). Mais quand il s’agit d’évaluer la sévérité des conséquences dans les deux prochaines années des différents chocs possibles, la désinformation est en tête du classement des répondants.

Le rapport précise par exemple que l’intelligence artificielle, qui peut fabriquer et diffuser rapidement de la désinformation difficile à détecter, peut orienter le résultat d’une élection. C’est particulièrement inquiétant lorsque l’on sait que la moitié de la population mondiale ira voter cette année.

Mais n’est-il pas trop facile de pointer du doigt l’intelligence artificielle ? N’a-t-on pas baissé la garde face à la désinformation ? Rappelez-vous, c’était en janvier 2017. Ce jour-là, la prestation de serment du président élu Donald Trump se déroule devant une foule plutôt clairsemée. Pourtant, le porte-parole de la présidence parle de la plus grande audience jamais observée pour une telle cérémonie. Face aux évidences (images, données des transports publics) montrant clairement que ce propos est faux, la conseillère du président, Kellyanne Conway, défend le porte-parole en lançant un nouveau concept : les alternative facts. Cela nous a toutes et tous bien fait rigoler.

L’expertise, tout comme les chiffres 
et les faits, sont devenus des points de vue, 
et rien de plus.

Pourtant, sept ans plus tard, les alternative facts font partie de notre quotidien : la terre est plate, la chloroquine guérit du covid, Colruyt ne paye pas d’impôt, etc. Il n’y a pas si longtemps, de telles allégations nous faisaient rire. Il y avait une sorte de confiance commune dans les faits, dans les chiffres et dans l’expertise de ceux et celles qui nous expliquaient les choses. En contrepartie, il y avait une prudence naturelle dans le chef de ceux et celles qui étaient amenés à s’exprimer. Le risque de perte de crédibilité et d’audience après des allégations délibérément fausses était tel que les experts ne s’écartaient pas de leur domaine, et les non-experts vérifiaient leurs sources ou se taisaient tout simplement.

Aujourd’hui, c’est différent. D’une part, il est possible, avec les bons outils, de créer autour d’une contre-vérité suffisamment de supports, d’arguments tendancieux et de relais pour semer le doute auprès d’une partie de l’audience, voire la convaincre. Ainsi, un sondage Ifop réalisé en France a montré qu’un jeune sur six pense que la terre est plate. En fait, avec une bonne stratégie, vous pouvez aujourd’hui lancer ce que vous voulez dans le débat public; il en restera toujours quelque chose. Et c’est sur ce point que l’intelligence artificielle est un outil d’accélération de la désinformation.

D’autre part, il faut aussi avouer qu’il existe une grande complaisance à la fois à l’égard de tout ce qui est dit et à l’égard des erreurs méthodologiques ou des plaidoyers sans substance. Plutôt qu’être une source de rigolade et de perte de ­crédibilité pour celui ou celle qui la lance, toute allégation, aussi surréaliste soit-elle, a finalement droit à son petit débat. On en parlera, cela fera du bruit, et il en restera quelque chose. La contre-­vérité n’a plus de coût. Dans le meilleur des cas (ou le pire pour son auteur), elle sera confrontée au point de vue de quelques experts. Mais n’est-ce pas là une des grandes victoires des alternatives facts : l’expertise, tout comme les chiffres et les faits, sont devenus des points de vue, et rien de plus.

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