C’est en voyant un spectateur vomir dans le hall du cinéma après une scène terrifiante, puis s’en retourner ventre à terre à sa place, que Steven Spielberg comprit qu’il tenait un hit. Mais avant de révolutionner le cinéma, de lancer l’ère du blockbuster estival et de devenir l’incarnation du succès planétaire, Les Dents de la mer, sorti le 14 juin 1975, fut un cauchemar logistique.
Au départ, pour Universal Pictures, c’est l’équation parfaite : un best-seller acheté d’avance plus un jeune réalisateur prodige de 26 ans aux commandes plus une sortie programmée au moment des fêtes de fin d’année. Ça sent le succès sur commande. Pourtant, le bon plan tourne vite au désastre. Le requin mécanique, la “star” du film, fait ses caprices : il rouille, coule et refuse de fonctionner. Les retards s’accumulent ; les tempêtes s’en mêlent ; le budget explose. Les habitants locaux, exaspérés, rendent le tournage infernal. Spielberg rafistole le film au montage, envisageant même d’abandonner le métier. Les producteurs, découvrant le résultat, s’étranglent : “Il est où le requin !?”
C’est là que la magie (involontaire) opère. La malédiction du requin défaillant devient l’ingrédient secret du succès. Contraint par la technique, Spielberg ne peut montrer le prédateur ; il transforme cette limitation en révolution créative. L’eau trouble, une bouée qui disparaît, un regard subaquatique, un travelling inspiré du Train sifflera trois fois (revu à la télé pendant les pauses forcées) ; et surtout la musique de John Williams, son sauveur, deux notes lancinantes qui donnent chair à un monstre absent, distillant une peur à la fois viscérale et métaphysique.
Faute de squale, Spielberg se tourne vers l’humain. Les interminables retards se muent en atelier d’acteurs improvisé : les scènes à bord de l’Orca gagnent en densité psychologique, les tensions homériques entre Richard Dreyfuss et Robert Shaw infusent une vérité brute à l’écran. Spielberg, frustré, puise chez le maître Hitchcock le principe de la “bombe sous la table” : suggérer pour distiller une tension continue fondée sur la peur de l’inconnu. Un less is more d’une efficacité redoutable.
L’effet de manque se prolonge jusqu’au lancement. Craignant un bouche à oreille assassin du fait de l’absence de leur star, les studios orchestrent une campagne de saturation jusqu’alors inédite : sortie massive nationale et pub omniprésente. Et puisque le requin n’est pas dans le film, alors mettons-le en gros sur l’affiche !
Le reste appartient à l’histoire. Jaws sera le premier “summer blockbuster” de l’histoire. Les gens désertent les plages pour se ruer dans les salles voir un film… qui leur dit de fuir la plage. La boucle parfaite. Par son triomphe même, le film referme l’ère enchantée du Nouvel Hollywood où les films avec les Coppola ou Scorsese se lançaient sur la surprise : désormais, les studios miseront sur des concepts simples voire simplistes – le high-concept. Que sera Alien quatre ans plus tard ? “Un Jaws dans l’espace.”
Avec ce film, on ne célèbre pas un requin mécanique, mais le génie né de son absence : une leçon magistrale de sérendipité cinématographique.
Pourtant, le film proposera une échappée créative ouvrant la voie aux blockbusters exigeants. Avec ses sous-textes – la critique du capitalisme, la revanche de la nature, le trauma de guerre – et ses références multiples, de Moby Dick de Melville à Ibsen, Jaws a prouvé qu’un film d’action ou d’horreur pouvait proposer plusieurs couches de sens, tout en demeurant parfaitement accessible. Une leçon que Pixar entendra cinq sur cinq. Cinquante ans après, avec ce film de monstre devenu film monstre, on ne célèbre donc pas un requin mécanique, mais le génie né de son absence : une leçon magistrale de sérendipité cinématographique.