“Pour les catholiques, le scandale, c’est la richesse. Pour les protestants et les juifs, le scandale, c’est la pauvreté.”
Cette phrase de Jacques Attali dans l’une de ses récentes vidéos sur Linkedin résume, à elle seule, des siècles de malentendus entre l’Europe et l’argent. Nous avons là deux visions du monde. Deux manières de juger la réussite. Et, quelque part, deux façons de gouverner.
Dans la première, inspirée de la tradition catholique, la richesse reste chargée de soupçon moral. Depuis le fameux passage de l’Évangile selon Matthieu : “Il est plus facile à un chameau de passer par le chas d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume des cieux.” Le succès matériel est toujours un peu suspect, presque un fardeau spirituel.
Dans la deuxième version, héritée du protestantisme analysé par Max Weber, la prospérité est au contraire un signe de vertu : la réussite économique prouve la discipline, le travail, la rigueur morale.
L’Europe, façonnée par des siècles de culture catholique, a gardé ce malaise discret avec l’argent. On admire les entrepreneurs… mais à distance. On valorise la réussite… à condition qu’elle reste modeste. Aux États-Unis, c’est l’inverse : on voit dans la fortune la preuve que l’effort paie, et non pas qu’il corrompt. Et voilà que ce vieux débat ressurgit à un moment où les finances publiques dérapent.
Les gouvernements, pressés de trouver de l’argent, regardent du côté des plus aisés. Taxe sur les plus-values, taxe sur les millionnaires en Belgique ou impôt sur la fortune ou taxe Zucman en France, et j’en passe…
Les mots changent, mais l’idée reste la même : “Faisons payer ceux qui ont réussi.” Ce n’est jamais dit comme cela, par exemple, en Belgique, on parle des “épaules les plus larges”, mais l’idée est la même. La tentation morale est forte. Mais la réalité économique est plus subtile. Car les riches d’aujourd’hui ne sont plus forcément des rentiers : ce sont souvent des entrepreneurs, des ingénieurs, des créateurs de valeur. Et dans un monde où tout circule – les idées, les capitaux, les talents – trop taxer, c’est parfois pousser la richesse à s’exiler.
Dans sa vidéo, Jacques Attali a raison sur un point essentiel, et j’insiste sur le fait que c’est un intellectuel de gauche. Or, que dit-il ? “La richesse, quand elle est honnêtement gagnée, doit être applaudie, et pas suspecte.” Mais encore faut-il qu’elle circule, qu’elle finance, qu’elle serve. Car une richesse qui ne sert qu’à grossir n’alimente plus la société, elle la fige.
En réalité, le vrai scandale, aujourd’hui, ce n’est ni la richesse ni la pauvreté. C’est la rupture de confiance : d’un côté, les classes moyennes pensent que les riches ne paient plus. Et de l’autre côté, les riches pensent qu’on les punit pour avoir réussi. Résultat final : chacun se replie, et plus rien ne circule.
Taxer les plus aisés ? Oui, pourquoi pas, si c’est un pacte. Non, si c’est une vengeance. Oui, si cela finance l’éducation, l’innovation ou la transition. Non, si cela nourrit un système sans horizon. N’oublions jamais que l’impôt est un contrat social. Mais en Belgique ou en France, c’est devenu un abonnement forcé à un service en panne.
Et tant qu’on est dans les discussions budgétaires, rappelons que l’économie, c’est comme une équipe : si les meilleurs refusent de défendre, le reste finit par lâcher. Et peut-être que le vrai défi, aujourd’hui, n’est plus de choisir entre morale et économie, mais de réconcilier les deux. Accepter que la richesse, quand elle crée, partage et inspire, devienne un levier de progress et pas un motif de culpabilité. Parce qu’une société qui apprend à aimer la réussite au sens noble du terme n’est pas une société égoïste comme on le pense trop souvent : c’est une société qui croit encore en son avenir.