Bruno Colmant
Intelligence artificielle: l’apocalypse de nos structures sociales?
Au cours du 19e siècle, le Français Joseph Jacquard (1752-1834) inventa le métier à tisser en combinant plusieurs techniques, dont un système de cartes perforées, ancêtre des cartes perforées de programmation informatique.
Jacquard imagina un mécanisme permettant de sélectionner et soulever individuellement les fils de la chaîne selon le motif désiré, contrôlé par des cartes perforées en papier cartonné. Les cartes étaient enchaînées, formant un programme pour le métier à tisser, et l’emplacement des trous sur la carte déterminait quels fils seraient soulevés et quel motif serait tissé.
Il y eut de nombreuses insurrections sociales, dont la révolte des canuts lyonnais (canut signifie tisserand, et viendrait de canne nue) qui se rebellèrent contre le déploiement du métier à tisser qui disqualifiait leurs emplois. La machine remplaçait l’homme : l’homme détruisit les machines. La révolte des canuts s’étendit en plusieurs vagues (1830, 1834, 1848 et 1849) et entraîna des répressions militaires qui firent des centaines de morts. Ces révoltes repoussèrent la mécanisation de l’industrie textile et donnèrent un avantage concurrentiel à l’Angleterre, au prix d’une paupérisation sociale.
La révolte des canuts fut un fait social majeur à l’origine du mouvement syndical français, s’expliquant par la juxtaposition géographique des hommes et des machines. L’économiste suisse Jean de Sismondi (1773-1842) théorisa ce basculement vers la mécanisation en argumentant pour que tout individu remplacé par une machine reçoive une rente à vie.
Aujourd’hui, nous sommes entrés dans la mondialisation et l’ère de l’intelligence artificielle. La mondialisation a entraîné une délocalisation de certaines industries, nécessitant de réindustrialiser nos économies. L’intelligence artificielle induit des gains de productivité, mais la prospérité reste incertaine.
Bien sûr, on pourrait imaginer que la pénétration dans l’économie de l’intelligence artificielle induise de tels gains de productivité que la quantité de travail nécessaire en soit réduite. Mais d’où viendra la prospérité ? Cette évolution, porteuse de progrès et d’innovation, présente donc un danger : celui de la stupeur qui va nous transpercer lorsque les pleins effets de l’intelligence artificielle vont éroder l’industrie des services.
Nos pays ne sont aucunement préparés à cette évolution
Si la destruction économique est créatrice, encore faut-il trouver les relais de croissance et d’emplois à ce qui va disparaître. Et là, c’est moins clair, car nos pays ne sont aucunement préparés à cette évolution, continuant à entretenir un coupable narcissisme. Il faut repenser la formation des jeunes, en se basant sur les compétences futures demandées dans les nouvelles technologies, et promouvoir les apprentissages techniques et professionnels. Il faut associer les entreprises et le monde éducatif et accentuer le développement de pôles de croissance à un niveau régional.
Les questions de dualisation technologique, de mobilité du travail intellectuel et d’appréhension de la contribution individuelle à la communauté doivent être abordées. Les réponses sont imprécises, et l’économie de marché spontanée pourrait ne pas y répondre, étant donné que les entreprises d’intelligence artificielle sont majoritairement américaines et bientôt chinoises. Une approche plus formelle du déploiement de nos économies, à l’instar des plans quinquennaux, pourrait être nécessaire.
Il faudra repenser la répartition du travail, de son temps et de sa valorisation. Nos économies de services vont être impactées, certains métiers vont disparaître, tandis que d’autres vont se déployer. Pour les emplois maintenus, la question de leur rémunération se posera, avec une possible dévalorisation de la valeur ajoutée intellectuelle et une légitime revalorisation des tâches manuelles.
Les défis pour le financement de la sécurité sociale seront immenses, et la contribution du capital à la sécurité sociale devra être débattue. Les cotisations sociales payées par les entreprises pourraient devoir augmenter, comme substitut à une taxation des machines.
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