Bruno Colmant
Intelligence artificielle : d’abord on innove, puis on détruit
Les changements technologiques sont des charnières. Et, à leurs débuts, nombreux sont les sceptiques. Mais il faut se souvenir que dans la théorie de Joseph Schumpeter (1883-1950). Ce dernier rappelait que le système capitaliste n’est jamais stationnaire et que le moteur du système, c’est l’innovation et le progrès technique à travers le phénomène de « destruction créatrice ».
Mais il ne fait pas se tromper sur la séquence des choses : d’abord on innove, et puis on détruit. Et pas l’inverse. C’est pour cette raison que les innovations constituent un travail de sape à l’encontre des technologies désuètes.
L’intelligence artificielle est en train de bouleverser le monde de l’entreprise à une vitesse vertigineuse. En quelques semaines seulement, ChatGPT, Bing et bientôt Microsoft Copilot ont fait leur entrée sur le marché. Les compétences actuelles vont donc être balayées par cette vague de changement, particulièrement pour ceux qui ne réalisent pas l’ampleur de cette révolution. L’enseignement va aussi en être bouleversé.
À ce stade, ChatGPT n’est qu’un assembleur syntaxique d’informations triées et existantes. Mais dans quelques années, lorsque ces systèmes connaîtront des développements prodigieux, rien ne dit qu’ils conduiront à des raisonnements uniformes puisqu’il sera probablement possible de mettre des systèmes d’intelligence artificielle en concurrence, voire de paramétrer très finement les contraintes des questions qui leur seront posées. Je crois d’ailleurs que ces systèmes d’intelligence artificielle seront progressivement de nature plus inductive que déductive, selon des processus heuristiques, c’est-à-dire des algorithmes qui permettent de résoudre des problèmes d’optimisation sans modélisation formelle.
Certains disent que l’intelligence artificielle ne surmontera jamais l’intuition, l’expérience, la petite voix intérieure, les arts, etc. Je n’en crois rien. Nos intuitions et réflexes sont conditionnés par un apprentissage limité à nos années d’existence, c’est-à-dire peu de choses à l’aune de 2000 ans d’histoire occidentale et de 8 milliards d’individus, sans compter les 100 milliards d’autres qui nous ont précédés sur cette planète.
J’ai l’intime conviction que tous les métiers fondés sur l’apprentissage intellectuel, à commencer par le fait d’être écolier ou étudiant, vont être profondément bouleversés. L’erreur serait de croire que l’on est protégé par son expérience, son intuition ou pire, son autorité. Cette dernière ne pourra plus être légale ou contractuelle : elle devra être légitime. Elle devra donc être validée en permanence en la dépouillant des biais cognitifs. En effet, il sera possible, pour quelqu’un qui pose les bonnes questions, de mettre en cause cette autorité. Il suffit de penser au monde de l’entreprise : chaque dirigeant se verra rapidement offrir les services d’une entreprise technologique pour l’aider à formuler sa stratégie et éviter qu’elle ne soit mise en cause, ou même disqualifiée.
Dans les entreprises importantes (comme dans de nombreuses institutions publiques et privées, dont les cénacles politiques), il est certain, si ce n’est pas déjà le cas, que des équipes de spécialistes en intelligences artificielles vont assurer la veille stratégique de l’entreprise, tester ses paramètres et guider sa croissance et sa communication dans de nombreuses situations.
Ces systèmes imagineront les scénarios du futur selon différentes techniques. Dans le secteur privé, cet exercice sera évidemment exigé par les conseils d’administration dont les membres seront eux-mêmes bientôt assistés par des outils d’aide à la prise de décision.
Mais, bien avant de rentrer dans le monde de l’entreprise, c’est le corps professoral qui sera défié par l’intelligence artificielle. Le débat a malheureusement glissé vers les plagiats dont certains étudiants se prévalent. Aux États-Unis, ChatGPT a été rapidement appelé CheatGPT, comme un logiciel de la tricherie. Mais le véritable débat est tout autre : il faudra que les professeurs se forment à l’utilisation des intelligences artificielles et guident leurs élèves dans leurs utilisations, tout en leur apprenant, dans la grande tradition humaniste, à apprendre à apprendre dans un cadre éthique et critique.
Il est donc urgent qu’à tous les niveaux d’enseignement, le corps professoral soit formé ou contribue à la réflexion sur ce nouveau développement technologique afin de ne pas agrandir la fracture numérique qui, malheureusement, se juxtapose déjà à la fracture sociale et éducative.
Certes, l’intelligence artificielle pourrait introduire un dogme de la rationalité puisque nous pourrions être guidés par une norme d’optimalité de décision et de comportement. Certains pensent d’ailleurs que s’engager dans la manipulation de l’intelligence artificielle conduit à accepter les règles d’un ordre dominant capitaliste. Ce n’est pas faux. L’intelligence artificielle pourrait introduire un dogme de la rationalité puisque nous pourrions être guidés par une norme d’optimalité de décision et de comportement.
Mais l’erreur serait de ne pas être en grande lucidité des développements technologiques qui s’imposent à nous et il nous faut les apprendre afin de nous assurer que nous ne perdions pas l’ancrage du sens critique. Il y a donc une urgence criante dans les lieux d’enseignement et les entreprises à former leur personnel aux nouvelles techniques avec un sens critique et une érudition solide. Il n’y a pas de temps à perdre, c’est maintenant qu’il faut agir pour s’adapter à cette nouvelle réalité et éviter de se laisser distancer.
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