Bruno Colmant

Il faut repenser la Belgique

Bruno Colmant Economiste. Professeur à la Vlerick School, l’ULB et l'UCL.

J’ai un respect immense pour ceux qui ont forgé ce pays, décennie après décennie, notamment au travers de ces guerres épouvantables. Mais je me demande si nous sommes à la hauteur de ceux qui nous ont apporté notre indépendance, reconstruit, par deux fois, une économie dévastée, ainsi que de ceux qui, venant d’autres pays, nous ont rejoints, souvent pour des métiers très pénibles, et y ont fait souche.

Et, en vérité, je crois que nous ne le sommes pas, et qu’il faut repenser le pays dont certains pans sont à bout de souffle.

Bien sûr, on me rétorquera que la Belgique n’en a jamais été capable, et qu’il lui faut un choc important pour que les volontés s’alignent, comme l’introduction dans la zone euro. Car, quand on regarde ce pays et qu’on s’éloigne des promesses, qui ne seront pas tenues, des partis qui ont gagné les précédentes élections, que constate-t-on ?

La démocratie parlementaire s’est dissipée au profit d’une particratie renforcée par l’abandon, désormais consommé, du système bicaméral. Le pouvoir exécutif s’impose au détriment des pouvoirs législatif et judiciaire, dont l’état de précarité financière n’est pas digne — et ce n’est pas moi qui le dis — d’un État de droit. La complexité institutionnelle a peut-être permis d’assurer la paix communautaire, mais elle a créé un immobilisme qui rend impossible l’action décisive. Et cela, on l’observe partout : des négociations gouvernementales interminables, une région bruxelloise dont tout le monde comprend que le gouvernement pourrait être en affaires courantes pendant quatre ans, certaines finances publiques au bord de l’abîme (région bruxelloise et wallonne), jusqu’à ce que la Fédération Wallonie-Bruxelles, aux finances insoutenables, annonce, avant de se rétracter, que le paiement des salaires des enseignants pourrait être compromis en cas de baisse de la notation de crédit.

Mais comment en est-on arrivé là, alors que des milliards improbables sont trouvés pour l’armement ?

Et puis, tant d’autres problèmes se posent, avec d’évidentes et cuisantes disparités régionales : le taux d’emploi est insuffisant, le chômage bruxellois et wallon inacceptable, tandis que la pauvreté et la précarité s’installent. Tout cela sera bientôt aggravé par les dizaines de milliers de chômeurs que de récentes mesures vont conduire aux CPAS. Mais ce n’est pas tout. D’autres thèmes sont noyés dans des constats ou éludés par l’inaction : crise de l’asile et de la migration, enjeux environnementaux et climatiques, inégalités sociales et précarité, santé mentale et bien-être, défis urbains, cohésion sociale, crise du logement à Bruxelles, fractures éducatives, décrochages multiples d’une partie de la population, etc. Comment comprendre que nos hôpitaux soient au bord de la faillite, que nos infrastructures scolaires et énergétiques soient en péril, et ce, dans l’un des pays les plus taxés du monde, qui — croyez-moi — le restera ?

Et puis, où est le projet ? Qu’expliquer à nos descendants ? J’ai une fille, parfaitement trilingue, et qui incarne la Belgique multiculturelle et polyglotte, qui vient de fêter ses 25 ans et qui est entrée dans la vie professionnelle. Mais que lui dire du projet « Belgique » ? Quelle est notre ambition économique, sociale, écologique ? Comment stimuler l’entrepreneuriat, la prise de risque, la compétitivité dans une Europe fragilisée ? Comment repenser la fiscalité qui ressemble à un zombie décharné ? Quelle est la solidarité, à différents niveaux, qu’il faut assurer pour que, d’une posture côte à côte, nous ne nous retrouvions pas face à face ? Quel est le rayonnement, l’enthousiasme que nous voulons partager ?

Ou bien en sommes-nous réduits à avancer dans l’avenir à reculons ?

Alors, bien sûr, on peut dire qu’on s’en fout, et que la Belgique s’en est toujours sortie, et que de surcroît, c’est le pays du surréalisme et des consensus flous.

Oui, mais le flou artistique ne profite qu’à l’artiste.

Ou bien, on peut se dire que le vrai défi, c’est de regarder ensemble, à hauteur de femmes et d’hommes, l’avenir sans ciller, pour que nous puissions nous dire que nous sommes dignes, en 2030, de fêter un bicentenaire à la hauteur de ceux qui prirent les armes en août 1830.

Ce qu’il faudrait donc faire, c’est mettre en œuvre — et je sais que cela relève de l’utopie, mais après tout, il faut croire à ses rêves — d’immenses consultations citoyennes et constituer des groupes de citoyens et d’experts qui imaginent, et peut-être ne se limitent qu’à imaginer, même de manière farfelue, ce que ce pays pourrait devenir. Et trouvons de bonnes pratiques et idées à l’étranger, dont nous pourrions faire un recensement.

Et comment faire ? Il y a un précédent historique, et il est fascinant, même s’il n’évita pas la Révolution française. Les cahiers de doléances de 1789, rédigés sous Louis XVI pour les États généraux, furent des registres où clergé, noblesse et tiers état formulaient leurs plaintes et propositions face à la crise de l’Ancien Régime marquée par des inégalités fiscales, une crise économique et un pouvoir royal contesté. Ces documents, issus de communautés locales, dénonçaient les privilèges, les injustices et l’absence de représentation équitable, tout en suggérant des réformes comme l’égalité devant l’impôt ou une monarchie constitutionnelle. De même, en Belgique aujourd’hui, les différents questionnements pourraient être canalisés dans des « cahiers » modernes, où citoyens et régions exprimeraient leurs griefs et surtout leurs idées et propositions dans un besoin urgent de dialogue national.

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