Bruno Colmant
Flandre et Wallonie : Meli, c’est fini !
Les excursions scolaires sont des précipités d’histoire. Quelques années après l’exposition universelle de 1958 (il y a bien longtemps !), les écoliers visitaient les Ardennes, le zoo d’Anvers et Ronquières. Dans les années soixante, des autobus d’écoliers se pressaient aussi à Meli. L’endroit était paradisiaque, car tous les rêves y étaient présents : l’âne qui jette des pièces d’or, la sorcière sur son balai, les lutins dans leurs champignons et l’ogre mangeur de papiers. Nous nous en souvenons tous : c’étaient d’insouciants moments de liberté.
Meli, c’était l’image de la Belgique mielleuse et bienveillante, celle de la croissance d’après-guerre. C’est là souvent qu’intrigués, les écoliers francophones et néerlandophones rencontraient pour la première fois leur miroir décliné dans l’autre langue. Ça n’avait, du reste, pas beaucoup d’importance, parce que pour les élèves de l’époque, Meli, c’étaient les vacances à la mer du Nord.
Mais la mer, près de Meli, c’était aussi l’Yser, ce troisième fleuve si petit qu’il en avait presque usurpé son titre. Un Roi y avait prétendument défendu la Patrie en imaginant un piège marécageux pour les soldats ennemis. On traitait aussi, sur le ton de la confidence chuchotée, d’une guerre du trône, plus longue que le second conflit mondial, qui avait divisé le pays, après la victoire alliée de 1945. L’éloignement de Léopold III avait suspendu l’histoire de la Belgique. Au terme de la Régence, la Belgique du dix-neuvième siècle vacillerait. Après Charles, la Nation devrait conjuguer son unité géographique avec ses diversités régionales.
Chaque décennie verrait le symptôme d’une métamorphose. Les trois fondements de la vie nationale en seraient affectés : le Savoir, l’Ordre et l’Argent. Le Savoir, tout d’abord, formulé par les lois linguistiques et la scission de l’Université de Louvain qui se sont succédé dans les années cinquante et soixante. L’Ordre, ensuite, qui serait modifié par la régionalisation des accords d’Egmont dans les années septante. Et enfin, dans les années quatre-vingt, l’Argent, c’est-à-dire l’économie, caractérisée par le déclin des secteurs textile, sidérurgique et minier, l’émergence du capitalisme régional en filigrane de l’OPA sur la Générale de Belgique pour déboucher sur l’émancipation économique nationale lors du basculement à l’Euro.
Envisagée sous le grand-angle du temps, la Flandre s’est métamorphosée. En cinquante ans, elle est entrée de plain-pied dans la société tertiaire. Elle s’est intégrée dans l’ère de l’innovation et dans le développement de l’immatériel. Lieu d’opportunités commerciales par sa géographie ouverte, elle a construit des réseaux logistiques et de communication impressionnants. Elle a fédéré des groupes d’entreprises et des réseaux d’hommes d’affaires qui ont atteint une envergure planétaire.
Alors que la Flandre alimentait un modèle d’épargne collective, la Wallonie a vu arriver plus tard sa propre mutation industrielle. Bien sûr, il est difficile de parler de déterminisme économique, car les aboutissements sont plus importants que les causes. Il n’empêche que l’économie wallonne a subi, dans les années quatre-vingt et nonante, des indécisions. Elle a parfois confondu croissance économique et centralisation de la décision politique.
Comment ces variations structurelles de l’économie wallonne sont-elles restées dans l’angle mort de la vision politique ? La triangulation des trois pouvoirs (patronal, syndical et politique) s’était-elle déséquilibrée ? Les deux crises du pétrole des années septante ont, par exemple, occulté la fin des charbonnages et refoulé l’envergure des changements. La tradition manufacturière, héritière de la révolution industrielle, et l’enclavement géographique (manque d’ouverture à la mer, accès ferré dispersé, etc.) jouèrent certainement aussi un rôle. Le manque d’anticipation institutionnelle et fiscale a, lui aussi, pétrifié les milieux d’affaires lors des deux vagues d’OPA (1988 et 1998). L’émiettement des centres universitaires francophones a, lui aussi, probablement neutralisé une réflexion globale.
L’important, aujourd’hui, c’est de dépasser la mélancolie du passé. Il n’y a pas une région visionnaire et une autre qui aurait souffert d’un déficit d’anticipation. C’est donc avec limpidité qu’il faut aborder les questions économiques. Celles-ci doivent être examinées en distinguant celles qui relèvent de la longue durée, de la période moyenne et du temps court. En transposant ce découpage temporel, on pourrait affecter la mondialisation et la diffusion du libre-échangisme à la longue durée, le vieillissement de la population et l’inversion des courbes de natalité à la période moyenne et la gestion communautaire au court terme.
À court terme, justement, l’erreur serait de résumer un modèle économique régional à ses exclusivités communautaires. Il est plutôt utile de s’interroger sur les vecteurs de croissance, au sein desquels on retiendra immanquablement la promotion de l’entreprise individuelle, le capitalisme familial et le développement de pôles universitaires de connaissance intégrés aux entreprises.
La leçon de l’économie, ce n’est pas qu’un modèle régional soit, dans l’absolu, meilleur. Chaque région est un partenaire commercial prioritaire de l’autre. Chaque région existe parce qu’elle est singulière et que les marchés de l’emploi sont différents. D’ailleurs, les deux régions ont développé des centres d’excellence en matière de recherche et d’éducation qui sont parmi les premiers au monde. Le curieux retournement de l’histoire est là : c’est en ouvrant les modèles de réflexion des deux régions, notamment en matière de synergie entre les universités et les entreprises, qu’on assurera des émancipations économiques réciproques.
Thomas Dermine, l’homme politique indiscutablement le plus doué de sa génération, vient de consacrer un ouvrage bilingue à la Wallonie. Lisez-le : c’est un bijou de lucidité.
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