Paul Vacca
Et l’IA nous fit pleurer
Now and Then”, le “dernier morceau des Beatles”, comme le proclame sa vidéo de promotion, est sorti le mois dernier. A l’origine, il s’agissait d’une simple maquette piano-voix enregistrée par John Lennon dans son appartement new-yorkais à la fin des années 1970, longtemps après la séparation du groupe et peu avant sa mort en 1980. Dix ans plus tard, cette démo fit partie des enregistrements que Yoko Ono, la veuve de John Lennon, confia aux trois autres Beatles pour qu’ils leur redonnent vie. Ainsi deux morceaux – Free as a Bird et Real Love – furent remixés et arrangés pour figurer comme inédits sur Anthology, le nouvel album de compilation sorti en 1995.
Mais “Now and Then” fut abandonné. Il se révéla impossible malgré de nombreux essais d’exploiter la voix de Lennon enfouie dans le son cotonneux du piano. En réalité, on avait plus affaire à un mémo qu’à une démo. Le morceau allait-il être perdu à jamais ? Ou, tout du moins, être condamné à circuler à l’état de maquette fantôme dans les limbes d’internet ? Peut-être pas.
Car 25 ans plus tard, le réalisateur Peter Jackson se trouve aux prises avec des kilomètres de rushes des sessions studio des répétitions de l’album Let It Be pour la réalisation de ce qui deviendra en 2021 Get Back, le documentaire-fleuve de 8 h pour Disney+. Or les sessions filmées en 1969 sont en de multiples endroits parfaitement inaudibles.
Cette nouvelle prouesse technologique offerte par l’IA conforte l’industrie musicale dans ce qu’elle aime le plus: faire du neuf avec du vieux.
Les voix de chaque membre se couvrent les unes les autres. Qu’à cela ne tienne ! Peter Jackson et ses équipes mettent au point une IA fondée sur l’apprentissage automatique permettant de séparer les différents éléments d’une bande sonore et d’isoler ainsi la voix de chaque membre.
Ce procédé put alors être appliqué à Now and Then qui permit – ô miracle ! – de libérer la voix de Lennon comme si les “esclaves” de Michel-Ange s’extrayaient définitivement du marbre qui les emprisonnait. Telle qu’en elle-même, la voix nue de John fut alors habillée à l’aide d’autres parties vocales et arrangements de Paul, d’une piste de batterie de Ringo auxquelles on ajouta les contributions à la guitare de George jouées lors des sessions infructueuses pour Anthology. Une opération alchimique qui confère en 2023 au morceau un halo miraculeux flottant entre cinq décennies de mémoire collective : un pur précipité temporel et émotionnel des Fab Four.
Et c’est ainsi que l’IA parvint à nous faire pleurer. Alors, robotique et sans âme l’IA ? Pas du tout si l’on en juge par les nombreux témoignages sur les réseaux sociaux partageant l’émotion ressentie à l’écoute de cette madeleine musicale. Toutefois, on peut à la fois applaudir la prouesse technologique et s’émouvoir du résultat tout en s’interrogeant légitimement sur les dérives qu’un tel procédé pourrait impliquer pour le futur de la musique.
Car cette nouvelle prouesse technologique offerte par l’IA conforte l’industrie musicale dans ce qu’elle aime faire le plus avec le moins de risque : faire du neuf avec du vieux. Et nul doute que l’on va désormais entendre resurgir des voix enfouies dans le passé pour de nouveaux forages nostalgiques.
Paradoxalement, les nouvelles technologies ont la fâcheuse tendance à toujours nous renvoyer vers le passé dans une bulle nostalgique. Comme les plateformes de streaming qui, au lieu de faire émerger de nouveaux talents, offrent résurrection et prospérité aux gloires anciennes. Avec l’IA, peut-être pourrons-nous encore verser notre larme sur des voix ou des duos miraculeusement surgis du passé. Le futur de la musique attendra que les jeunes artistes n’aient plus que leurs yeux
pour pleurer. z
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