Mes liens avec les États-Unis remontent à mes racines familiales. C’était Chicago, ville de naissance de ma grand-mère maternelle, dont je suis le gardien de l’original de son acte de naissance. C’était, plus précisément, celle de mon arrière-arrière-grand-mère qui émigra de la région d’Ypres en Belgique vers le Canada avant de s’installer à Chicago et de prospérer dans l’hôtellerie. La prohibition anéantit tout, mais mon arrière-grand-père y laissa une recette, les Shrimps DeJonghe, qu’on sert encore dans les meilleurs restaurants, de Chicago à New York en passant par Washington. Cette Amérique, c’est celle qui accueillit mes aïeux, des paysans flamands orphelins de père, que la bourgeoisie bien-pensante de la Belgique du roi Léopold II laissait crever de faim.
Mon Amérique, c’est donc celle de ma grand-mère qui, à Chicago, pendant et après la Première Guerre mondiale, collectait des fonds pour le Relief for Belgium avant que, rentrée en Belgique avec la Red Star Line, elle n’héberge son cousin, enrôlé dans l’armée américaine lors de la libération de Bruxelles en 1944. Ma grand-mère aimait son pays natal. Elle m’a dit qu’elle l’avait pleuré, de tristesse et de fierté, le 22 novembre 1963 et puis le 21 juillet 1969. Je me souviens du mot, préimprimé, des trois astronautes, arrivé à la Noël 1969.
Mon Amérique, c’est celle des années 1970, du concert de George Harrison pour le Bangladesh au Madison, de Crosby, Stills & Nash et d’Hotel California. C’est surtout celle du film The Paper Chase, un film sur des étudiants en droit d’Harvard qui, dans la trame de Love Story, me convainquit, au terme des deux chocs pétroliers d’aller, moi aussi, un jour, étudier aux États-Unis. Ce fut, en 1988, délibérément, le Midwest et un Master of Science. L’Indiana, en dessous de Chicago. Le Middle of Nowhere : la vraie Amérique, celle des bus scolaires jaunes, des aciéries en ruine, mais aussi des champs de maïs à l’infini. Celle des longues routes, de l’herbe bleue du Kentucky, des stations-service improbables et celle, plus bas, de Cap Canaveral qui m’avait fait rêver le 16 juillet 1969.
Je crois que je cherchais les racines de ma vraie famille, et puis aussi Simon & Garfunkel. J’avais bien aimé « America » de 1968. Je les ai trouvées, chaque jour, dans ce soleil enveloppant qui caresse les universités et les pelouses parfaites des universités au sein desquelles l’insouciance candide dégage le parfum de destin des fraternities. Je n’ai jamais rien regretté. Ceux qui ont étudié aux États-Unis savent les grands bâtiments rouges, les gazons impeccables, le drapeau qui claque le 4 juillet et cette bienveillante chaleur des mois d’été lorsque, fraîchement diplômé, on lance son chapeau d’étudiant au soleil, lors de la cérémonie en caps and gowns.
Et puis ce fut, au sein de la Bourse de New York, l’observation du grand krach de 2008, qui m’a profondément transformé par son gigantisme systémique, mais aussi par les contestataires du capitalisme qu’on enjambait devant Trinity Church, à côté de Wall Street. C’est devant ces femmes et ces hommes que j’ai compris l’imposture du libéralisme américain.
Ces années d’apprentissage, mêlées d’observations et de réflexions, ont ancré en moi une fascination pour ce pays, une terre de contrastes où l’innovation côtoie les fractures, où l’espoir se heurte aux défis. Chaque année, ou presque, j’ai enchaîné des formations universitaires dans de superbes universités américaines, et c’est dans la silencieuse bibliothèque de la faculté de droit de Harvard que j’ai trouvé la clé de mon doctorat.
Mais ce qui fut jadis un phare de la démocratie, symbolisée par la statue de la Liberté, semble s’éloigner de ses socles en dérivant vers un horizon sombre que je qualifie de protofascisme numérique sous l’influence de Donald Trump. Je suis conscient que l’attribut de protofascisme peut heurter, mais ce terme désigne les prémices du fascisme, qui est lui-même une idéologie politique marquée par l’autoritarisme, un nationalisme (ou, dans le cas des États-Unis, un isolationnisme et un impérialisme) exacerbé et la présence d’un personnage central dans une configuration autocratique. Ses attributs sont déjà visibles aux États-Unis. Je pense à la suppression de la dissidence, à la glorification de la présidence, à la marginalisation autoritaire de toute opposition, etc.
Ce régime en devenir mêle une autorité centralisatrice à l’omniprésence des outils digitaux qui redéfinissent le rapport à la vérité, à la vie privée et à la liberté. Là où les pères fondateurs prônaient la dispersion du pouvoir et la souveraineté du peuple, nous assistons aujourd’hui à une érosion systématique de ces valeurs, remplacées par un contrôle numérique qui étouffe la dissidence et manipule les consciences. Cette Amérique, que j’ai appris à aimer pour son dynamisme et ses contradictions, me laisse désormais un goût amer et m’inquiète profondément, car elle ne représente plus l’échappée vers la liberté. Et cela signifie que la notion même de démocratie occidentale va être fissurée, voire détruite, si les consciences ne se lèvent pas.
C’est pour cela que chaque jour, lorsque j’observe les dérives politiques de ce pays, mon cœur se serre un peu plus, comme si Donald Trump volait mes nostalgies.