Bruno Colmant

De Zola à l’intelligence artificielle

Bruno Colmant Economiste. Professeur à la Vlerick School, l’ULB et l'UCL.

Au début du 19e siècle, l’embrasement du capitalisme moderne et des besoins en capitaux longs a été provoqué par la révolution industrielle, elle-même fondée sur la division du travail et sur la démultiplication de la force humaine par la machine. Cette révolution et le capitalisme sont indissociables, car leurs émergences correspondirent au désenclavement d’un contexte traditionnel de relations social. Sous l’angle technologique, son démarrage coïncide avec l’invention de la machine à vapeur de James Watt (1736-1819).

Le décollage du capitalisme est donc consubstantiel à la révolution industrielle qui a transformé le système féodal et agricole au sein duquel les paysans étaient essentiellement payés en denrées alimentaires en un système exigeant du capital pour concentrer l’investissement des propriétaires des moyens de production et de la monnaie pour payer les travailleurs. Ces derniers sont devenus les marchands « monétaires » de leur propre travail alors qu’auparavant, ils possédaient leur outil de travail agricole ou d’atelier. La délimitation de la propriété privée terrienne est d’ailleurs un des attributs de la révolution industrielle, tout comme l’amplification du salariat est lié à la dynamique du capitalisme.

C’est le point de départ de la croissance irréversible et cumulative, devenue désormais spéculative. Aucune autre œuvre que celle d’Emile Zola ne traduit mieux cette stupéfiante et rapide mutation de la société française qui repose sur la dichotomie émergente entre le capital (la Curée de 1872 et l’Argent de 1891) et le travail (Germinal de 1885). Quand on lit l’œuvre d’Emile Zola, on comprend d’ailleurs combien l’ordre monétaire et marchand est le successeur de l’ordre féodal et militaire. La révolution industrielle a suscité la coexistence d’une épouvantable misère et d’une richesse indécente.

La nature du temps (et de la monnaie) en a été profondément modifiée : saisonnier, et donc cyclique, il est devenu linéaire dans le cadre de la production manufacturière. La révolution industrielle a conduit à regrouper les hommes, auparavant dispersés dans le cadre de l’agriculture. L’habitat en a été modifié au même rythme qu’une concentration des travailleurs sur les sites de production manufacturiers et une urbanisation croissante.

De manière saisissante, la révolution numérique contemporaine, amplifiée par l’intelligence artificielle, redéploie désormais les hommes plutôt qu’elle ne les concentre, avec toutes les pertes de repères qui y sont associés. Aujourd’hui, l’économie numérique bouleverse la sphère marchande puisque la croissance est plutôt fondée sur des flux numériques que sur des productions physiques, elles-mêmes délocalisables. La concentration du travail caractéristique de l’économie manufacturière s’est dissipée au profit d’un éclatement des travailleurs dans un contexte d’économie numérique et décentralisée.

Si la révolution industrielle a promu un urbanisme de l’immobilité, l’économie de services numérique exige l’extrême mobilité de la main-d’œuvre. C’est donc l’inverse de ce qui a caractérisé la révolution industrielle du 19e siècle au cours de laquelle le colporteur a été remplacé par le boutiquier. Les GAFA ont remplacé le boutiquier par le commerce digital. La révolution industrielle manufacturière a rassemblé les hommes autour des lieux de production, la révolution numérique les disperse à nouveau.

Cela étant, entre le travailleur entraîné dans les rouages du machinisme des Temps Modernes de Chaplin aux zombies que nous sommes tous devenus par l’hypnose de quelques centimètres carrés de scintillement d’un écran ou d’un téléphone cellulaire, il n’y a finalement que peu de différence, à part l’organisation spatiale et disciplinaire du travail.

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