Paul Vacca
Dans la forêt des algorithmes
Notre époque perfectionnée a enfanté sa propre créature fabuleuse: l’algorithme. A l’instar de la licorne ou du griffon, personne ne l’a vraiment vu et pourtant tout le monde en parle. Comme on sait qu’il est la source de tous nos maux en ligne. La polarisation, c’est lui. La désinformation, c’est lui. L’addiction, c’est lui. L’isolement dans nos bulles de filtre, c’est lui. Selon certains, il menacerait même nos démocraties. Il faut dire qu’il a la tête de coupable parfait : une formule de laboratoire tentaculaire et fourbe au fonctionnement opaque et cabalistique tapie dans l’ombre de nos machines. Présent partout, visible nulle part.
Certains experts pourtant l’approchent et le dissèquent. Mais souvent, ils peinent à trouver les mots pour le décrire au reste du monde, ne parvenant qu’à nous le rendre plus obscur encore. Ou alors, ils le réduisent à sa pure fonction technique sans envisager les effets qu’il engendre. Un peu comme si un scientifique se contentait d’analyser la composition d’un virus sans appréhender sa propagation. Même les grandes plateformes et les réseaux sociaux qui pourtant le façonnent et le font évoluer sans cesse ne découvrent souvent qu’après coup les effets qu’il produit.
Devons-nous alors nous résigner à être aveuglément les esclaves des algorithmes ? Peut-être pas. Car, heureusement, il existe des gens comme Hubert Guillaud. Sur son blog passionnant (hubertguillaud.wordpress.com), le journaliste essayiste décrypte de façon éclairante les arcanes du monde numérique dans lequel nous évoluons. Il excelle à disséquer les composantes techniques du système tout en les reliant à la big picture, à savoir les effets systémiques et concrets qu’ils engendrent.
Dans la dernière livraison sur son blog, Hubert Guillaud nous propose justement Une brève histoire de l’évolution des recommandations algorithmiques. Il nous raconte comment les algorithmes ont évolué au fil du temps, distinguant quatre phases dans leur courte existence. La première, à partir de l’année 2000 où les algorithmes fonctionnaient suivant un modèle de recommandation simple. Le fameux : “si vous aimez ceci, vous aimerez aussi cela”. Celle d’une certaine innocence, en somme. Mais, dès 2010, les choses commencent à se gâter par l’effet des propagations dû notamment à l’introduction du like et aux fonctionnalités de partage. L’effet de recommandation de l’algorithme se retrouve alors pollué par les effets de réseaux avec une prime à la visibilité.
A partir de 2016, les choses se dégradent encore. Avec l’introduction de l’apprentissage automatique, les utilisateurs ayant des intérêts similaires (en fonction de leurs engagements passés) sont mis en contact au détriment des liens sociaux. Et enfin, quatrième et dernière phase, depuis 2021, celle du cynisme et de l’optimisation des modèles commerciaux privilégiant les annonceurs en dégradant toujours plus l’expérience utilisateur et la visibilité des contenus d’information sur le modèle de TikTok. L’enjeu pour les plateformes, désormais, n’est plus d’utiliser l’algorithme pour accroître notre expérience sociale mais de pousser ceux qui payent. L’utilisateur importe moins car il est pour ainsi dire captif sur des plateformes devenues des monopoles.
Cette situation entropique décrite par Guillaud, Cory Doctorow, un blogueur et romancier canadien, la résume sous le terme éloquent d’enshittification que l’American Dialect Society a même élu “mot de l’année 2023″ tant il mettait dans le mille de l’air du temps. Alors désormais, si vous entendez quelqu’un parler d’”emmerdification” ou de “merditude” des réseaux sociaux, il y a de fortes chances que vous ayez affaire à un expert.
A l’instar de la licorne ou du griffon, personne n’a vraiment vu l’algorithme et pourtant tout le monde en parle.
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