Paul Vacca
Comment un bug peut changer votre vie
Ce sont en général des interjections à la capitaine Haddock qui jaillissent quand on se retrouve face à un bug. Ordinateur ou smartphone, on rage contre la machine dès que celle-ci se met à freezer. Mais après avoir lu Eloge du bug – Etre libre à l’époque du numérique (Zones/La Découverte), l’essai de Marcello Vitali-Rosati, philosophe et spécialiste des technologies à l’Université de Montréal, peut-être accueillerez-vous votre prochain bug avec bonheur ?
Car ce livre provocateur à l’érudition joyeuse qui mêle la connaissance des systèmes informatiques à celle des philosophes de l’Antiquité, nous montre que le bug, cet instant où cela dysfonctionne, devrait agir sur nous comme une révélation. Ce que nous percevons comme un asservissement et une impuissance face à la machine devrait être au contraire considéré comme un moment libératoire.
Libératoire d’abord, car il nous guérit d’une illusion confortablement entretenue que tout ce qui nous est vendu comme “simple” ou “intuitif” est naturel. Qu’il ne s’agit “que” de fonctionnalités. Or “bug”, écrit l’auteur, “qui signifie ‘insecte’ en anglais, mais aussi ‘spectre’, en court-circuitant la machine qu’il habite et qu’il hante, nous invite à ouvrir la boîte noire”. Celle qui se cache derrière la surface lisse des applications et des plateformes. Marcello Vitali-Rosati montre que derrière chaque “solution fonctionnelle” il y a plus que de simples fonctionnalités : il y a en réalité des choix économiques, sociaux, culturels, éthiques et politiques. Utiliser Google Maps, par exemple, c’est, à notre corps défendant, faire allégeance à une vision du monde : un modèle économique dont l’utilisation de mes données et la représentation sont axées sur la publicité. Ce qui diffère de l’application de cartes IGN, par exemple, dont l’ambition au-delà de la géolocalisation consiste aussi à cartographier l’anthropocène, à savoir à documenter les effets provoqués par les humains sur le territoire. Lorsque nous utilisons le logiciel Word de Microsoft (comme c’est le cas pour cette chronique) que nous pensons neutre, nous adhérons sans y penser, nous dit Marcello Vitali-Rosato, à une philosophie du texte qui structure notre pensée d’une certaine manière. Sans en appeler nécessairement à tout bazarder, l’auteur nous invite à travers le bug à en prendre conscience.
Le bug est une invitation à reprendre le contrôle de nous-même et de notre esprit.
Libératoire, ensuite, car le bug constitue le parfait antidote à ce que Tim Wu, professeur à la Columbia Law School, avait appelé dans un article publié dans le New York Times en 2018 la “tyrannie de la commodité” : cette illusion offerte par la technologie numérique qu’elle nous ferait toujours gagner du temps pour faire autre chose. Or le temps gagné par l’utilisation d’une application se trouve, dans les faits, aussitôt happé par une autre application, elle aussi nous promettant de nous faire gagner du temps. Et ainsi de suite dans une vis sans fin avec un horizon dévolu au multitasking. Le temps gagné, en réalité, s’atomise en de nouvelles micro-tâches plus qu’il ne se gagne réellement. Le bug a au moins cette vertu de rompre cette spirale sans fin.
Et libératoire, enfin, car cette lecture stimulante nous montre que le bug, nous affranchit des “systèmes d’exploitation” quels qu’ils soient : numériques ou pas. Car on y découvre que Socrate lui-même – quelque 2.500 ans avant le PC – chérissait le bug aussi : “bugger”, comme il le fait dans son blocage raconté au début du Banquet de Platon, lui permet de réfléchir et de questionner autrement le monde. Le bug est donc une invitation à reprendre le contrôle de nous-même et de notre esprit. Pensez-y la prochaine fois que vous ferez face à un bug.
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