Paul Vacca
Comment mettre en faillite une grande entreprise
“Too big to fail”, dit l’adage, tant il semble difficile de mettre un géant de l’industrie à terre. Pourtant, une observation de longue date montre qu’un mastodonte peut survivre à un mauvais CEO, à deux, voire à trois, mais qu’aucune grande entreprise ne peut se relever de quatre mauvais CEO consécutifs.
Intel nous rappelle à propos cette “règle” empirique des quatre mauvais CEO à la suite. En 2017, sous la présidence de Bob Swan, l’entreprise de puces électroniques s’est vu offrir l’opportunité d’acquérir une participation de 15% dans OpenAI, pour un milliard de dollars. Un investissement qui vaudrait aujourd’hui 12 milliards de dollars. En refusant, Intel est également passée à côté des 15% supplémentaires qu’elle aurait pu obtenir en échange de la vente de puces à OpenAI à prix coûtant. En 2006 déjà, le CEO d’alors, Paul Otellini, avait loupé le coche. Il s’était vu proposer par un certain Steve Jobs de fabriquer des puces pour un produit que celui-ci avait l’intention de lancer. Otellini refusa parce qu’il ne sentait pas ce produit qui allait s’appeler l’iPhone. Deux autres CEO sont venus parachever le palmarès et, résultat, Intel aujourd’hui doit réaliser 10 milliards d’économies et un plan social drastique, alors que la jeune Nvidia enchaîne les records avec 56 milliards de dollars de chiffre d’affaires sur les deux derniers trimestres.
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D’autres sociétés comme Westinghouse ou Sears ont dû essuyer également de tels “4 à la suite” comme le souligne Geoff Colvin dans un article du magazine Fortune. En soulevant la question qui brûle : mais pourquoi diable en faut-il quatre ? Un seul CEO aux résultats catastrophiques ne pourrait-il pas suffire à mener l’entreprise à la débâcle ? La réponse est non, car ces entreprises XXL ont un facteur de résilience qui s’appelle le conseil d’administration.
Ruiner des entreprises de ce calibre nécessite à la fois une certaine persévérance dans l’échec et un travail d’équipe coordonné. Jim Collins, auteur du bestseller How the Mighty Fall, identifie cinq étapes successives qui mènent les grands groupes au déclin : premièrement, l’orgueil démesuré de la réussite ; deuxièmement, la poursuite indisciplinée de l’excellence ; troisièmement, le refus du risque et du péril ; quatrièmement, la recherche effrénée du salut et cinquièmement, la capitulation face à la mort. Or, il est pratiquement impossible à un seul CEO de franchir à lui seul toutes ces étapes avant que le conseil d’administration ne le remercie.
Les conseils d’administration sont pour ces mastodontes comme le pharmacon pour les Grecs : à la fois le remède et le poison.
Apple a échappé in extremis à la malédiction en s’arrêtant juste avant la nomination du quatrième mauvais CEO de suite. En 1997, l’entreprise est au bord de la faillite, après avoir réalisé trois mauvais choix successifs de dirigeants. Le conseil d’administration a alors le courage et la jugeotte d’effacer sa rancœur et de faire revenir au bercail le trublion Steve Jobs qu’il avait licencié avec perte et fracas en 1985. En acquérant NeXT, la société créée par Jobs après son éviction, et en permettant à celui-ci de diriger Apple qu’il avait cofondée, le CA a pu obtenir le code source à partir duquel sera développé le système d’exploitation Mac OS avec le succès que l’on sait.
Toutefois, gardons-nous de nous gausser en traitant les CEO en question de purs incapables. La plupart étaient bien intentionnés, intelligents et dotés d’un parcours éloquent. “Mauvais”, en l’occurrence, veut dire “au mauvais endroit au mauvais moment”. Car si les conseils d’administration peuvent constituer des garde-fous au déclin, ils se révèlent en fin de compte, en réussissant l’exploit d’aligner quatre mauvais CEO à la suite, les véritables artisans de la chute du géant. Comme quoi, le conseil d’administration est pour ces mastodontes comme le pharmacon pour les Grecs : à la fois le remède et le poison.
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