Il y a 20 ans, attendre faisait partie de la vie. On patientait à la poste, on faisait la queue au guichet, on s’agaçait un peu, mais on acceptait. Aujourd’hui, tout a changé. Un repas en 15 minutes, un taxi en trois, un film lancé sans bouger du canapé : le capitalisme numérique a transformé nos vies… et nos cerveaux.
Comme l’a joliment résumé un éditorialiste du Financial Times, le test d’une grande ville n’est plus sa beauté ou sa richesse, mais ce doute permanent : ”Est-ce que je suis bien dans le bon quartier ?”. Et ce réflexe de comparaison permanente, on l’a étendu à tout : à nos vêtements, à nos logements, à nos vies. Nous vivons dans un monde où le choix infini est devenu quasi un droit de naissance. Et cette abondance, si confortable soit-elle, a un prix : elle nous rend impatients.
Pourquoi ? Mais parce que les géants du numérique ont construit un monde sans friction. Chaque clic sur une appli nous offre une petite décharge de dopamine : satisfaction immédiate, confort parfait, zéro attente. Nos cerveaux, nourris à ce régime depuis presque 18 ans, c’est-à-dire depuis 2007, date du lancement du premier iPhone, ne supportent plus la lenteur ni la complexité. Dans nos têtes, la norme, c’est un service comme Amazon Prime, un clic et tout est livré à domicile le lendemain si ce n’est le jour même dans certaines villes. Et tout ce qui ne va pas aussi vite paraît inacceptable.
Le problème, c’est que cette logique du “tout, tout de suite” s’est étendue à des domaines où elle ne peut pas s’appliquer : l’État, les soins de santé, l’école, la justice. Quand on voit la fluidité d’une application, on se demande pourquoi l’administration, elle, met des semaines à répondre. Le citoyen se transforme alors en consommateur frustré.
Mais l’État n’est pas Amazon. D’abord, il n’a pas ses moyens. Et ensuite, l’État n’a pas le droit de choisir ses clients, l’État ne peut pas exclure les plus fragiles, et on ne peut pas traiter la justice comme un produit. La lenteur, parfois, est le prix à payer de l’équité. Or nos cerveaux, reprogrammés par l’économie du numérique, ne veulent plus entendre parler de lenteur. Nos cerveaux conditionnés réclament des résultats, des solutions, du “service après-vente” citoyen. Et quand l’État échoue à répondre à nos nouvelles attentes, nous ressentons cela comme une humiliation : “mais si Netflix le peut, pourquoi pas eux ?”
C’est là, explique encore le Financial Times, que se trouve la racine du désenchantement politique et sans doute en partie la montée des partis populistes. Ce n’est pas que le gouvernement soit devenu pire qu’avant, mais c’est que le secteur privé – du moins dans sa version numérique – est devenu miraculeusement efficace. Nous vivons désormais dans un double monde : un secteur privé qui répond avant même qu’on ait terminé de formuler sa demande, et un service public qui reste lent, humain, et donc, parfois bancal. Et c’est ce contraste qui alimente le fameux “rien ne marche plus”.
Et c’est en partie cette frustration qui a donné du carburant aux nouveaux discours politiques radicaux selon le Financial Times. Quand un candidat politique promet de “gérer le pays comme une entreprise”, il ne fait qu’appuyer sur ce réflexe pavlovien : nous voulons que la société fonctionne comme notre appli préférée. Le populisme, au fond, n’est pas né que de la pauvreté, mais sans doute aussi d’une trop grande habitude du confort et de l’immédiateté.
D’un point de vue business, c’est fascinant : le secteur privé a tellement bien réduit la friction qu’il a créé une dépendance émotionnelle. Le « hic », c’est que ce qui faisait sa force commerciale devient un poison lent au niveau politique. Le client-roi a fini par vouloir régner aussi sur l’État. Et d’un point de vue psychologique, c’est presque tragique : plus la technologie nous simplifie la vie, plus elle nous fragilise. Nous avons gagné en confort, mais perdu en patience. Nous avons confondu la vitesse avec le progrès, la commodité avec la liberté.
Alors, la prochaine fois qu’une démarche administrative traîne ou qu’un service public semble lent, posons-nous la vraie question : l’État est-il devenu inefficace… Ou sommes-nous devenus incapables d’attendre ?