Paul Vacca
Cette chronique vous fera gagner du temps
Et si l’on perdait beaucoup trop de temps à lire des livres ou à appliquer des méthodes qui prétendent nous en faire gagner ? C’est en tout cas l’avis d’Oliver Burkeman dans son essai Four Thousand Weeks publié en 2021, qui traite de la gestion de notre temps justement.
Il y confesse avoir été addict aux trucs et astuces et avoir tout essayé en matière de meilleure gestion du temps. Comme beaucoup, il s’est tapé des to-do lists sisyphéennes qu’il n’arrivait jamais à honorer. Il a également essayé d’aligner ses actions sur des objectifs et ses objectifs avec ses valeurs centrales. À la recherche de l’organisation optimale, il s’est lancé dans les diverses méthodes de développement “agile”, testant les cycles itératifs, cédant même à la fameuse technique Pomodoro – cette méthode appelée ainsi en hommage au minuteur en forme de tomate (pomodoro en italien) qui préconise de hacher nos tâches quotidiennes en périodes de 25 minutes.
Cette course contre les minuteurs, confesse-t-il, n’a non seulement pas produit les effets escomptés sur sa productivité, mais l’a rendu de surcroît plus stressé et plus malheureux qu’auparavant. Toutefois, cette quête n’a pas été totalement vaine car elle lui aura permis de mettre le doigt sur le point aveugle que tous les guides sur la gestion du temps évitent soigneusement d’évoquer (car cela les rendrait caduques) : face au temps, on est toujours comme face à un nourrisson turbulent. En clair, plus vous cherchez à maîtriser le temps, plus il vous échappe.
Cette idée du temps indomptable n’est pas vraiment nouvelle, évidemment. Elle est même une constante de la philosophie, au moins aussi vieille que les présocratiques eux-mêmes avec Parménide et Héraclite. Toutefois, il n’en est pas moins vrai que l’industrialisation et le capitalisme ont radicalement transformé notre perception du temps en en faisant quelque chose d’artificiel, comme extérieur à nous, objectivé, là où le paysan médiéval se fondait dans un continuum temporel calqué sur la nature. Il trayait les vaches lorsqu’elles avaient besoin d’être traites et partait se coucher quand le soleil disparaissait sous l’horizon.
Quoi qu’il arrive, à la fin, c’est toujours le temps qui gagne.
Comme le soulignait déjà le philosophe Henri Bergson à la fin du 19e siècle, aux premiers temps de l’industrie, la vie sociale nous a fait en réalité troquer le temps contre de l’espace. La montre qui spatialise notre temps en portions objectives en est un exemple parfait. Et que dire de nos agendas, nos to-do lists et autre méthodes Pomodoro ? À la fluidité intime et fluctuante de la durée nous avons préféré l’étendue de nos tâches à mener.
Pas de panique : Burkeman ne propose pas de jeter nos montres et de revenir au cadran solaire ou à la clepsydre, pas plus qu’il ne nous enjoint d’abolir nos agendas et nos tableaux blancs avec ses schémas “agiles”. Il nous appelle en revanche à prendre conscience de ce qu’il appelle le “paradoxe de la limitation” à l’origine de notre détresse contemporaine : plus nous essayons de gérer notre temps dans le but d’atteindre un sentiment de contrôle total, plus la vie se révèle stressante, vide et frustrante.
Oliver Burkeman nous rappelle que nous avons en moyenne 4.000 semaines à vivre sur Terre, d’où le titre de son livre. Alors sa méthode pour les rendre productives et productrices de sens est simple : plutôt que de chercher à soumettre le temps à nos objectifs, peut-être gagnerons-nous à le considérer comme un allié. Quoi qu’il arrive, à la fin, c’est toujours le temps qui gagne. Mais pas sûr pour autant que nous soyons quant à nous toujours perdants. Peut-être au contraire commencera-t-on à gagner du temps à partir du moment où l’on cessera d’être paniqués à l’idée d’en perdre.
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