Amid Faljaoui

Carlos Tavares ou l’art de justifier l’injustifiable

Vous savez ce qu’il y a de fascinant avec certains très grands patrons ? Ce n’est pas la hauteur de leur bonus, c’est la manière dont ils le justifient. Carlos Tavares, le patron du constructeur automobile Stellantis, vient de publier cette semaine un livre pour expliquer sa vision du capitalisme, de la France, de l’Europe, et du mérite, et  – bien sûr – de sa rémunération.

Et il faut le reconnaître : il parle remarquablement bien comme il l’a montré au micro de nos confrères de France Inter. Il parle assez bien, même, pour qu’on ait presque envie d’être d’accord avec lui.

Carlos Tavares a redressé PSA, fusionné avec Fiat Chrysler, et créé Stellantis. Sur le papier, c’est une success-story à la française : l’ingénieur méthodique devenu stratège mondial. Sauf qu’entre-temps, les résultats boursiers se sont effondrés, les marges se sont rétractées, et la promesse du “grand patron performant” s’est fissurée. Il a fait gagner beaucoup d’argent à ses actionnaires au début, mais à la fin, il leur en fait perdre plus !

Mais dans son discours à la radio ou dans son livre, tout reste sous contrôle.

Il a partagé trois arguments, parfaitement huilés. Trois manières d’imposer son récit, sa vision des choses.

Premier argument, il dit : “Mon salaire dépend à 90 % des performances de l’entreprise.”

Autrement dit, je ne suis pas payé grassement pour ma fonction, mais pour mes résultats. Le raisonnement semble imparable et semble indiquer que son fameux bonus de plus 30 millions n’était pas volé. Sauf que la performance sur laquelle est indexé son bonus et dont il parle, c’est celle des actionnaires, pas celle des salariés, ni celle de l’innovation à long terme.

Or, après coup, que constate-t-on ? Qu’il a dopé les marges à court terme, coupé dans les coûts, ralenti les investissements. Alors oui, pendant un temps, le cours de bourse a grimpé, mais c’était au détriment du long terme.

Et aujourd’hui, Stellantis a perdu plus de la moitié de sa valeur depuis son pic. Résultat : les actionnaires qui l’adoraient hier se demandent aujourd’hui ce qui reste vraiment de la fameuse “valeur créée” et qui devait justifier son super bonus.

Deuxième argument, il dit au micro de France Inter : “C’est une transaction.”

Autrement dit, il compare sa rémunération à celle d’un footballeur ou d’un pilote de Formule 1. Il y a un contrat, entre deux parties, et au final, il y a un prix.

OK. Sauf que le problème, c’est que cette comparaison ne tient pas. Un footballeur dépend de son propre talent. S’il se blesse, tout s’arrête. Un patron comme Carlos Tavares, lui, dépend d’un écosystème entier : des routes, de la formation, des infrastructures, des aides publiques pour l’électrification du parc de voitures, etc.

Son succès n’est donc pas “individual”, mais profondément collectif. Sans la société autour, pas d’usines, pas de clients, pas de marché. Carlos Tavares a du talent, mais sa comparaison est boiteuse même si elle est souvent reprise par d’autres.

Troisième argument : “Si vous n’êtes pas d’accord, changez les lois.” Là, c’est presque du génie. Carlos Tavares déplace le débat moral sur le terrain politique. Il sait que la probabilité de changer les lois est quasi nulle, donc il se met à l’abri.

C’est une rhétorique de contournement digne des meilleurs politiciens : il dit en quelque sorte, je ne nie pas votre colère, notamment sur mon salaire, seulement voilà, avec cet argument du “vous n’avez qu’à changer la loi”, je la rends simplement inopérante.

Et c’est là que son discours devient fascinant : Carlos Tavares ne cherche pas à convaincre émotionnellement, il cherche à neutraliser. À transformer la colère morale en impuissance logique.

Mais ce qu’il oublie, c’est que la légitimité ne se résume pas à la légalité. On peut respecter les règles et saper le lien social qui tient une société debout.

Tavares est sans doute un excellent stratège industriel, mais sur le terrain, il a en réalité échoué. Le problème, ce n’est pas son bonus, il pourrait même gagner encore plus. Seulement, après coup, les actionnaires se sont rendu compte que sa méthode était valable pour doper les cours à court terme. Et ce n’est qu’après, que les actionnaires ont découvert qu’il n’a pas préparé l’avenir et qu’il a surtout été un gestionnaire des coûts.

Alors, la vraie question, ce n’est pas combien il a gagné. A vrai dire, tant mieux pour lui s’il le mérite. Non, la vraie question, c’est pourquoi le conseil d’administration n’a pas lié le paiement de ces bonus à des résultats sur le long terme, quitte même à ce qu’il gagne encore plus. Et c’est cette vision court-termiste du conseil d’administration qu’il faut épingler et pas le salaire exorbitant de Carlos Tavares.

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