Paul Vacca

Réseaux sociaux: après les bulles de filtre, 
les bulles déformantes

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

La critique des réseaux sociaux est certainement l’un des sports le plus pratiqué au monde. Parfois même par ceux qui ne les ont jamais fréquentés.

Et peu importe les raisons avancées pour les vouer aux gémonies. Leur cause est entendue à la quasi-unanimité : on pourra, au choix, déplorer les ravages de l’instantanéité, le terreau à fake news, les effets de meute, la polarisation des esprits, le repaire de trolls, la plateforme pour experts auto-proclamés… Quel que soit l’argument choisi, vous aurez peu de chances d’être contredit.

Plus sérieusement, l’un des arguments à charge le plus fréquemment avancé est que les réseaux sociaux enfermeraient chacun de ses utilisateurs dans des ” bulles de filtre “. De par le jeu des algorithmes, nourris par nos interactions, nous serions maintenus sur les plateformes sociales dans des œillères intellectuelles et informationnelles qui ne nous exposeraient qu’à ce que nous approuvons et nous tiendraient à distance des positions contraires ou simplement différentes des nôtres. C’est ce que Eli Pariser, un militant d’internet, a théorisé en 2011 sous le nom de “ filter bubble ”, décrivant le mécanisme qui, selon lui, nous rendrait sourds aux points de vue opposés aux nôtres.

Or cette critique, pour séduisante qu’elle soit, n’est pas très convaincante pour qui examine d’un peu plus près le fonctionnement des réseaux sociaux aujourd’hui. Car en pratique nous sommes, tout au contraire, quotidiennement exposés, voire surexposés, aux arguments adverses. Peut-être parce que les “ bulles de filtre ” ne sont pas aussi hermétiquement étanches en raison des modifications algorithmiques intervenues sur la plupart des réseaux. Mais aussi et surtout, selon nous, parce que la dynamique des réseaux, nourrie à la polarisation, implique que tout argument ou presque se fasse sous la forme d’une attaque en règle de la position adverse.

La dynamique des réseaux, nourrie à la polarisation, implique que tout argument ou presque se fasse sous la forme d’une attaque en règle de la position adverse.

Aujourd’hui, par exemple, le message de John Lennon en faveur de la paix (“ Give Peace A Chance ”) aurait peu de chance d’être relayé et d’avoir un quelconque écho sur les réseaux sociaux. Pour que la cause pacifiste du Beatle ait quelque chance d’être viralisée, il lui faudrait aujourd’hui prendre la forme d’une négation : “ Fight Warriors ! ” par exemple. En d’autres termes : ” Combattons ceux qui sont contre la paix ”. Sur les réseaux sociaux, tout argument positif avance structurellement sous la forme d’une double négation. En conséquence, nous ne sommes pas ignorants des arguments de la partie adverse, nous en sommes continuellement abreuvés.

En accusant les réseaux sociaux de nous maintenir dans l’ignorance, via les “ bulles de filtres ”, nous sommes bien en deçà de la réalité. Comme le montre Bruno Patino dans Submersion (Grasset), son dernier essai, les “ bulles de filtre ” se sont muées en bulles déformantes. Car si nous sommes en effet confrontés aux opinions des autres, ce l’est presque uniquement sous la forme de caricatures. Le sentiment d’emprisonnement n’a pas disparu, note Bruno Patino, il a muté : de l’ignorance, nous sommes passés à une ignorance qui s’ignore. Car persuadés de connaître le point de vue de l’autre, nous nous sentons dispensés de faire l’effort de le connaître vraiment.

Les bulles de filtre étaient en réalité plus puissantes dans le monde d’avant internet où l’on pouvait rester éternellement dans l’ignorance de l’existence d’un autre point de vue. Aujourd’hui, celui-ci n’est qu’à quelques clics. Pour autant, souhaitons vraiment le connaître ? N’est-il pas plus confortable de se contenter de la caricature de la pensée adverse ?

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