Paul Vacca
À quoi servent les “major companies” aujourd’hui ?
L’un des paradoxes auxquels le musicien en herbe d’aujourd’hui se trouve confronté dans sa recherche d’un deal avec une grande maison de disques est qu’on exigera vraisemblablement de lui qu’il ait déjà rencontré le succès avant de le signer. Alors qu’il aurait pu penser naïvement que c’était précisément la mission de la maison de disques de lui assurer succès et célébrité. Comme dans ces récits mythiques de stars sur lesquelles les major companies ont misé sur la foi d’une simple maquette démo (Madonna), d’une prestation scénique dans un club (Ed Sheeran) ou même dans le métro (Tracey Chapman).
Autres temps, autres mœurs. L’appétence des majors pour la sérendipité et le risque s’est émoussée avec les années. C’est ce que révèle à mots à peine couverts Joe Kendish, le patron de Warner Music Group, dans une interview récente. S’il déclare attendre des nouveaux artistes qu’ils soient “créatifs” et “intuitifs”, il insiste surtout sur le fait qu’ils soient “capables d’entretenir des liens suivis avec leur public”, “des travailleurs acharnés” et “productifs”. Entre les lignes, il faut comprendre que les majors souhaitent désormais de leurs nouvelles recrues qu’elles possèdent un nombre conséquent de followers sur les réseaux sociaux et qu’elles puissent multiplier les posts et les titres pour être toujours présentes sur la vague.
Les majors d’aujourd’hui exigent finalement de leurs futures stars qu’elles soient déjà des stars. C’est plus pratique et cela évite toute prise de risques. Plutôt que de partir à la découverte de nouveaux talents, elles se contentent de repérer ce qui marche déjà sur Internet. Ainsi, Billie Eilish est-elle passée en 2016 dans les radars des managers d’Interscope, un département d’Universal Music Records, alors que sa chanson Ocean Eyes, produite dans leur chambre par son frère Finneas O’Connell, connaissait un succès viral impressionnant sur la plateforme indépendante SoundCloud. De même, Lil Nas X, désormais star du rap country, était déjà en train de “casser TikTok” avec Old Town Road quand Columbia Records lui proposa un contrat. Ou la chanteuse Lorde qui avec sa chanson Royals en 2013 s’était déjà constitué une fanbase conséquente sur les réseaux avant qu’Universal l’approche.
Que les stars de la musique en devenir se le tiennent pour dit : les majors ne sont plus là pour les repérer, mais pour les récupérer.
Mais alors, à quoi peuvent bien servir les majors désormais ? À l’époque où les ventes physiques d’albums étaient le carburant de leur croissance, la découverte et le risque étaient leur ADN : elles misaient sur des artistes et façonnaient leur carrière à coup de productions coûteuses d’albums et de dispendieuses campagnes de marketing et de promotion. Or, aujourd’hui, avec la prééminence du streaming, les revenus des majors sont désormais assurés par l’exploitation en continu de l’ensemble de leurs titres sur les plateformes comme Spotify.
À la faveur du streaming, d’industries de talents qu’elles étaient, visant à faire émerger des artistes et à façonner leurs carrières, elles sont devenues des industries de contenus, assurant la gestion et la monétisation de l’ensemble de leurs titres, nouveaux comme anciens, comme une rente de situation. On comprend dès lors qu’elles se concentrent sur l’acquisition de catalogues anciens et la diversification des revenus par le merchandising (les t-shirts ou les disques vinyles, devenus désormais un produit dérivé) ou par la synchro (l’exploitation dans les films, séries, publicités ou jeux vidéo). Exit la recherche coûteuse, chronophage et risquée de nouveaux artistes. Que les stars de la musique en devenir se le tiennent pour dit : désormais, les majors ne sont plus là pour les repérer, mais pour les récupérer.
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