Philippe Ledent
A quel point l’économie est-elle politique?
Dans le grand chaos de la politique française au cours des dernières semaines, les programmes socio-économiques des trois blocs en compétition pour les élections législatives étaient attendus et ont été largement commentés. Il faut en particulier souligner l’implication des économistes pour soutenir, analyser ou commenter les différents programmes, au point de déclencher une guerre des courants de pensée, des théoriciens contre les praticiens, voire entre les prix Nobel. Du jamais vu !
Il faut néanmoins distinguer deux groupes d’économistes étant intervenus de manière très différente dans le débat des dernières semaines. Le premier groupe, qui a explicitement exprimé son soutien au Nouveau Front Populaire (NFP), relève d’un réel engagement à gauche d’économistes inconnus ou d’envergure. On y retrouve bien entendu Thomas Piketty, mais aussi Gabriel Zucman ou la prix Nobel Esther Duflo. Leur soutien à la radicalité du programme du NFP, quel qu’en soit le prix, les conséquences ou effets induits pose question : s’agit-il vraiment de la conclusion qu’ils tirent de leur analyse et de leurs brillantes intuitions économiques ? Où s’agit-il plutôt d’un acte politique ? Comme l’indiquait Antoine Lévy, professeur d’économie à Berkeley, la motivation première est plutôt “d’ordre idéologique : prendre aux riches… quel qu’en soit le prix, y compris si cela réduit le niveau de vie des pauvres”. C’est leur droit de s’engager en faveur d’un programme, mais compte tenu de leur notoriété, en ce compris le prix Nobel, cela le valide auprès du grand public (ou du moins une partie de celui-ci) sans beaucoup de démonstration.
Si l’économiste s’exprime comme expert, on attend de lui qu’il utilise son expertise au regard des grands principes de la politique économique.
A l’opposé, le deuxième groupe d’économistes a tenté, dans le brouhaha de la campagne, de faire comprendre les effets induits sur l’économie française des programmes en présence. Olivier Blanchard, Nicolas Bouzou mais surtout le prix Nobel J. Tirole ont utilisé leur expertise économique pour tenter de comprendre ce qu’il adviendrait de l’économie française si les programmes des différents partis étaient mis en œuvre. Leur constat est sans équivoque : quelle que soit leur opinion politique, entre le programme “sapin de Noël” du Rassemblement National (RN) et les mesures destructrices d’activité du NFP, les lendemains d’élections risquent d’être difficiles pour l’économie française.
Je ne vous cacherai pas que ce deuxième groupe correspond bien plus à la conception que je me fais du métier d’économiste, qu’il soit académique ou de terrain. Le texte de J. Tirole paru dans La Dépêche et intitulé “Notre pays est en danger” est pour moi une démonstration magistrale de ce que doit être l’analyse économique de programmes politiques. Lisez ce texte. Il est édifiant, et d’une telle hauteur intellectuelle.
Il ne s’agit pas de considérer que l’économiste devrait garder une objectivité et impartialité parfaite. Cela n’existe d’ailleurs pas : l’économie a une dimension politique, c’est indéniable. Mais cette dimension politique a ses limites. Dès lors, si l’économiste s’exprime comme expert, on attend de lui qu’il utilise son expertise au regard des grands principes de la politique économique (plein emploi, efficacité, équité) et non pas qu’il utilise sa notoriété, aussi grande soit-elle, à des fins politiques, car cela crée la confusion. S’il souhaite dépasser ce rôle d’expert, il faut qu’il s’engage en politique, pour que les choses soient claires : ce n’est plus l’expert soit-disant au-dessus de la mêlée qui s’exprime, mais le candidat de tel ou tel parti. Mais cela a aussi un prix : perdre en crédibilité et surtout se confronter à la réalité… économique.
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