Paul Vacca

La file d’attente devant une boutique de luxe, un exhausteur de plaisir ou un tue-désir ?

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

À l’heure du “click and collect”, de la réservation ou de l’achat en ligne, la file d’attente devant les commerces fait l’effet d’une aberration. Elle nous renvoie inévitablement à des photos en noir et blanc montrant des files dues aux rationnements en temps de guerre ou à des images aux couleurs pâles de pénuries dans les pays communistes du bloc de l’Est. Plus près de nous, elle se manifeste parfois de façon plus bruyante et déchaînée, entre foire d’empoigne et liesse populaire, à l’occasion d’événements comme le Black Friday ou le lancement d’un nouvel iPhone. Mais, quoi qu’il en soit aujourd’hui, les progrès technologiques et logistiques nous offrent mille et une façons d’éviter de faire le pied de grue devant un commerce pour s’approvisionner.

Pourtant, la file d’attente n’a pas disparu. Elle reprend du service aujourd’hui, là où on l’attendrait le moins: devant les boutiques de luxe. En effet, les files d’attente se pavanent, été comme hiver, devant chez Gucci, Louis Vuitton, The Row ou Chanel, aussi bien sur Fulham Road à Londres qu’au Faubourg Saint-Honoré à Paris, dans le quartier de Ginza à Tokyo ou boulevard de Waterloo à Bruxelles.

Mais que diable vient faire cette pratique plébéienne aux portes de la consommation aristocratique ? N’y a-t-il pas quelque chose d’incongru et d’incohérent à voir des gens se poster servilement en rang d’oignons alors qu’ils veulent sortir du rang par leurs achats d’élite ? Pourtant l’apparition de ces appendices populeux devant les boutiques de luxe, aussi paradoxale qu’elle puisse paraître, répond à une certaine logique.

L’attente permet de séparer le client occasionnel du véritable fan de la marque.

C’est d’abord qu’il y a file et file. La différence évidente avec la file d’attente à l’ancienne, c’est que la nouvelle semble voulue et non subie. Notre survie dépend rarement d’un “it bag”. Peut-être même peut-on y voir une façon volontariste de participer ? Et peut-être l’attente fait-elle aussi partie intégrante, sinon du plaisir, du moins de l’expérience d’achat ? Qu’est-ce qu’une poignée de minutes ou même une heure d’attente aux portes d’Hermès au regard du temps qu’il faudra de toute façon patienter pour l’obtention d’un Kelly ou d’un Birkin ? Une paille. L’œuf de l’autruche qui servira à confectionner votre sac n’étant souvent pas encore pondu au moment où vous passez commande.

Les marques de luxe, quant à elles, justifient parfaitement cette démarche. Mieux vaut la foule à l’extérieur qu’à l’intérieur. Pour des raisons de sécurité certes, mais aussi pour être en mesure d’assurer un accueil VIP à chacun. Elles demandent ainsi à leurs clients de subir le purgatoire collectif de la file d’attente pour pouvoir accéder au paradis d’une relation élective, éventuellement avec champagne et macarons.

Toutefois, les marques de luxe font mieux que s’accommoder des files d’attente comme d’un mal nécessaire pour le bien-être de leur clientèle. Elles le voient comme un bienfait. Un des indicateurs de désirabilité de leur marque, la matérialisation de ce que le philosophe René Girard appelait le désir triangulaire, pour qui on ne désire vraiment que ce que les autres désirent. Le désir s’accroît quand la file recule. Mais, au-delà, les marques y voient aussi un enjeu de sélection : l’attente permet de séparer le client occasionnel du véritable fan de la marque.

Car ces super-marques se rêvent en égales de Taylor Swift ou de Mylène Farmer : plus que de simples clients, elles veulent des bataillons de fans comme ceux qui se pressent aux concerts. Mais attention à ce jeu-là ! Séduire ne suffit plus, il faut fasciner à tout prix, encore et encore. Au risque de voir sa fanbase migrer vers d’autres files d’attente.

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