Paul Vacca
À bas le “pouvoir d’achat” !
“Pouvoir d’achat : se battre pour.” Gustave Flaubert aurait pu aisément ajouter cette mention dans son Dictionnaire des idées reçues s’il était publié aujourd’hui tant la notion de “pouvoir d’achat” est devenue un lieu commun. Une antienne reprise en chœur par tout le personnel politique quel que soit son obédience politique. Or un tel unanimisme devrait plutôt nous inquiéter et nous inciter à y regarder à deux fois.
C’est précisément ce que nous propose Benoît Heilbrunn, philosophe et professeur à l’ESCP Business School de Paris dans Ce que cache le mythe du pouvoir d’achat publié aux Éditions de l’Aube avec la Fondation Jean Jaurès. Dans ce court essai, incisif et puissant, l’auteur s’emploie à déconstruire cette notion omniprésente et consensuelle de “pouvoir d’achat”. Semblant à tous aller de soi, Heilbrunn montre qu’en réalité nous avons affaire à un mythe, au sens où l’entendait le sémiologue Roland Barthes, à savoir une pure construction culturelle qui se pose comme une loi naturelle.
Car ce concept qui semble présenter toutes les garanties de scientificité repose en réalité sur une illusion : celle qui voudrait que nous, individus, connaissions le prix des produits que nous achetons. Or il n’en est rien. Les études attestent que, hormis quelques articles de référence, nous sommes dans le flou concernant le prix de nos emplettes. Le prix des choses – et en conséquence le pouvoir d’achat – est avant tout une affaire de “ressenti” et ne possède rien d’un indicateur fiable. Ne sommes-nous pas tous globalement convaincus que notre pouvoir d’achat baisse inexorablement… alors que le thermomètre de l’Institut national de la statistique français (INSEE) montre qu’il n’a de fait cessé d’augmenter régulièrement depuis 1945 ?
Il serait temps de se rendre compte que l’achat n’est pas un acte isolé, mais un choix de société.
Paul Vacca
Alors pourquoi le “purchasing power” évoqué pour la première fois par Adam Smith dans La Richesse des nations en 1776 continue-t-il d’être un esperanto politique et social ? Pour la simple raison qu’il constitue un sésame pratique. Partis politiques ou enseignes de la grande distribution aiment se poser en défenseur du pouvoir d’achat pour s’octroyer le beau rôle auprès des citoyens-consommateurs.
Or, comme le démontre Benoît Heilbrunn, une telle rhétorique n’est pas innocente. Les mythes, pour être déconnectés de la réalité, n’en agissent pas moins sur elle. Et ce concept se révèle toxique à deux niveaux. D’une part, en cantonnant l’acte d’achat dans la seule dimension du prix, il occulte tout ce qui fait la résultante du prix d’un produit, et notamment son coût social et environnemental. Alors acheter moins cher, mais à quel prix ? Payer un billet d’avion l’équivalent de quelques baguettes de pain, nous le savons tous, est un non-sens économique et environnemental au coût exorbitant. D’autre part, brandir le totem du pouvoir d’achat postule qu’il est non seulement possible, mais souhaitable. Et ainsi à entretenir la spirale du “toujours moins” pour “toujours plus”. Un cercle vicieux destructeur de valeur où chacun est enfermé dans sa bulle d’intérêt.
Il serait temps de se rendre compte que l’achat n’est pas un acte isolé, mais un choix de société. Et que le pouvoir d’achat réduit la consommation à une vision infantilisante et trompeuse : un jeu de dupes où ce que le consommateur gagne, c’est le citoyen qui le perd. Cet essai stimulant ouvre des perspectives pour sortir de ce piège. Car l’obsession de la vie moins chère contribue in fine à nous appauvrir tous un peu plus. Un changement sémantique pour un changement de vision. Aux griffes rhétoriques du pouvoir d’achat, l’auteur ouvre les voies à la “puissance d’achat”, créatrices de valeur et libératrices, d’une consommation qui deviendrait enfin responsable. z
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