Bruno Colmant

1776-2024 : la parenthèse démocratique américaine

Bruno Colmant Economiste. Professeur à la Vlerick School, l’ULB et l'UCL.

Imaginer que le régime politique des États-Unis, finement ciselé par des protestants et cristallisé dans une constitution qui a subi seulement une trentaine d’amendements depuis l’indépendance du pays, puisse sournoisement se transformer en régime fasciste si Trump est élu, apparaîtra une démarche hasardeuse, voire outrancière. En effet, comment subodorer que ce pays, qui a fondé sa politique extérieure sur le multilatéralisme du Président Woodrow Wilson, et la diffusion de son modèle économique sur la défense des libertés individuelles, peut être bouleversé ?

Et pourtant (est-ce l’influence de mes racines familiales américaines ?), j’ai l’intuition qu’il se passe quelque chose d’extrêmement préoccupant, aux États-Unis. Et ceci se passe sous nos yeux, mais sans que nous y prêtions l’attention suffisante. Cela va même plus loin : nous voyons l’insurrection du 6 janvier 2021 comme une péripétie. Or c’est un moment de bascule. Et un quart des Américains croit que c’est un coup monté par le FBI.

Aux États-Unis, une exaspération sociale et une désespérance sociétale, qu’elle a d’ailleurs contribué à révéler, se déchaînent. La réalité américaine apparaît aussi dans sa crue réalité, comme si on arrachait l’écorce de l’image que ce pays veut donner au travers de la diffusion de son modèle cinématographique. Là-bas, la vie est dure, extrêmement rude. Il n’y a pas de filet social et les chocs économiques, comme la crise de 2008, abattent des populations socialement en dérive. Les tensions raciales ont toujours été exacerbées (souvenons-nous des émeutes de 1992 de l’affaire Rodney King) et trouvent leur contrainte dans une réalité policière moins sympathique que celle de Starsky et Hutch.

Les addictions (opioïdes, alcool, etc.) font des ravages à telle enseigne que l’espérance de vie des blancs, pourtant traditionnellement (et scandaleusement) plus élevée, stagne ou baisse. Les grandes villes sont, dans le Midwest, devenues de dangereux chancres. Pour faire court, si on enlève deux bandes de 50 kilomètres de côtes Est et Ouest, on a un pays qui, malgré une santé économique globale florissante, voit ses inégalités sociales s’aggraver et entretenir l’idée que la globalisation a escamoté l’emploi et la flamboyance industrielle d’après-guerre. D’ailleurs, la vie américaine est de nature protestante. Elle est locale et congrégationaliste.

Il faut avoir vécu ou étudié dans ce pays pour le savoir : les États-Unis restent une contrée de pionniers qui alimente une vision prédatrice du progrès et de l’enrichissement. Ceux qui ont forgé cette nation furent les exilés de mondes qui ne voulaient plus d’eux. Ils ont dû se frayer un chemin dans des contrées hostiles au prix d’une conquête qui ne s’est jamais apaisée puisqu’ils imposent leur monnaie et leur armée comme la garantie de leur suprématie. La détention d’armes est généralisée, mais de nombreux États (30 sur 50) autorisent encore la peine de mort. Leur économie reflète cette réalité.

Je crains que le contexte sociétal américain puisse subir un choc implosif. J’ai l’étrange intuition, que j’espère démentie du fond du cœur, que les élections de 2024 ne vont pas se passer normalement.

Si Trump est élu, ou s’il ne l’est pas ou ne peut pas l’être.

L’erreur de perception est de croire que si Trump n’est pas élu, ou ne peut pas l’être, les États-Unis vont éviter un second naufrage présidentiel. En effet, 74 millions d’Américains ont voté pour Trump en 2020, et la moitié des électeurs américains a cru, ou croit encore que l’élection a été truquée. Il y a donc 37 millions d’Américains, sur près de 160 millions d’électeurs, soit un quart des Américains, qui remettent en cause le processus démocratique. Et un Américain sur quatre considère que la tentative de coup d’État (car il faut qualifier l’insurrection du 6 janvier 2021 de son appellation correcte) est un complot du FBI.

La situation est alors simple à lire : si Trump est élu, c’est la fin de la démocratie américaine. Et si Trump n’est pas élu, la fureur d’une partie de la population, dont les convictions se seront renforcées par un sentiment de revanche, pourrait conduire à de la violence civile. Donc, que Trump soit élu ou pas, le respect institutionnel pour la démocratie va s’effondrer.

Et finalement, pourquoi ce sordide aboutissement ? Trump est à la fois l’aboutissement d’une société malade des inégalités sociales qu’elle amplifie et l’amorce d’une perte de crédibilité démocratique qui peut conduire, au mieux, à saper le lien patriotique, et, au pire à une phase de gestion fasciste, mussolinienne ou péroniste. En vérité, les États-Unis ont développé un système économique et politique qui ne peut fonctionner qu’en expansion et en débordement. Le monde les contraint désormais à se faire face entre eux.

Le piège s’est refermé sur les États-Unis, et sur les pays vassalisés, comme l’Europe. Car, ne l’oublions pas, cet aboutissement américain pourrait conduire, un jour, à l’effondrement du dollar, donc à une crise financière, politique et sociale, eschatologique.

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