Après la frappe israélienne dont a été victime le Qatar début septembre dernier, la pétromonarchie s’est sentie trahie par son allié historique américain. Mais il paraissait difficile d’imaginer une rupture consommée entre Washington et les régimes du Golfe, qui demeurent depuis des décennies un facteur de stabilité régionale et un pilier économique pour l’Occident. Pourtant, après l’attaque israélienne contre Doha, que les États-Unis n’ont pas jugé bon d’empêcher en septembre dernier, le Golfe tout entier a commencé à trembler : non seulement face à la puissance israélienne, mais surtout face au spectre d’un désengagement américain. Car ce sont les États-Unis qui, depuis longtemps, garantissent la souveraineté et l’indépendance d’une grande partie des régimes de la région.
Une image restera comme un moment clé de cette séquence : le 29 septembre, Benjamin Netanyahou, de retour à la Maison-Blanche, le visage fermé, a dû décrocher son téléphone pour appeler le ministre des Affaires étrangères du Qatar et présenter des excuses officielles pour les frappes qui avaient touché Doha. Une scène d’humiliation diplomatique, abondamment commentée, où Donald Trump, assis à ses côtés, semblait diriger l’opération, le combiné sur les genoux comme un rappel brutal de qui tenait véritablement les leviers. Cet épisode a rappelé une évidence : malgré les tensions, le Qatar demeure une pièce maîtresse du jeu américain au Moyen-Orient. Preuve supplémentaire, le président américain a signé un décret réaffirmant l’engagement de Washington à protéger la sécurité et l’intégrité territoriale de Doha, tout en réassurant ses partenaires financiers et militaires. Il fallait sceller au plus vite cette réconciliation avec l’émirat, pour sauver le fameux plan de paix de Trump, alors que le Hamas, toujours adossé à Doha, reste le verrou de toute avancée diplomatique.
La frappe a provoqué un électrochoc dans la région. Dans les capitales voisines, de Riyad à Abu Dhabi en passant par Manama et Koweït City, les régimes ont compris qu’eux aussi pouvaient être exposés. Le fameux « parapluie américain », censé leur garantir une sécurité absolue, a montré ses fissures. Si Doha, hôte de la plus grande base américaine de la région, n’a pas été épargnée, plus aucun État ne pouvait s’estimer intouchable. Les explications du secrétaire d’État Marco Rubio, affirmant qu’il n’avait pu joindre ses homologues qataris ce jour-là, n’ont trompé personne.
La secousse est d’autant plus forte que le Qatar n’est pas un allié ordinaire. Au-delà du rôle militaire, Doha est un partenaire économique central des États-Unis. Premier exportateur mondial de gaz naturel liquéfié (GNL), il alimente directement la sécurité énergétique occidentale. Ses fonds souverains, parmi les plus puissants au monde, injectent des milliards dans l’économie américaine, qu’il s’agisse d’immobilier à New York, de participations dans la Silicon Valley ou de contrats dans l’aéronautique et la défense. Chaque crise diplomatique fait donc trembler non seulement les équilibres régionaux, mais aussi Wall Street, où l’on suit de près la stabilité de ce partenaire incontournable. Cette interdépendance explique pourquoi Washington ne peut se permettre de laisser filer Doha : à la croisée des routes énergétiques et financières, le Qatar est bien plus qu’une base militaire, il est devenu un rouage stratégique de la mondialisation américano-centrée.
Le lien entre les États-Unis et le Qatar est l’un des plus solides de la région. Dès la guerre du Golfe en 1990, Doha a ouvert son territoire aux forces américaines. Puis, au fil des années, cette coopération s’est renforcée jusqu’à l’implantation de la base d’Al-Udeid, devenue le pivot central des opérations militaires américaines au Moyen-Orient. Plus qu’une relation de circonstance, c’est une véritable alliance stratégique qui s’est construite, mêlant intérêts énergétiques, militaires et diplomatiques. Le Qatar, grâce à son gaz et à sa position géographique, a su se rendre indispensable. Pour Washington, il est un allié fiable dans une région instable, capable de jouer le rôle de médiateur entre des acteurs ennemis tout en garantissant un ancrage militaire durable. C’est ainsi qu’il a confié à la pétromonarchie le soin de jouer le rôle d’intermédiaire avec les dirigeants « infréquentables » pour la communauté internationale, comme les Talibans ou les cadres du Hamas. Pour Doha, ce lien avec les États-Unis est aussi une assurance-vie, une manière de dissuader toute tentative d’agression de ses voisins plus puissants.
Dans ce contexte, l’appel forcé de Netanyahou au Qatar, sous le regard de Trump, n’a pas seulement été un moment d’humiliation symbolique. Il a ouvert une nouvelle séquence diplomatique. En rétablissant un minimum de confiance, Washington veut rouvrir les canaux de discussion indispensables avec le Hamas, clé de voûte d’un futur accord. Le plan Trump, déjà salué par les Européens, les pays arabes modérés et une partie de l’opposition israélienne, pourrait ainsi trouver un début de concrétisation. Mais le temps presse : le Hamas a quelques jours pour répondre, en échange de la libération des otages et d’un cessez-le-feu.
Si Trump parvient à arracher un accord avant le 7 octobre, date anniversaire des attaques islamistes contre Israël, ce serait un coup politique majeur. Mais la réussite ou l’échec de ce projet repose en grande partie sur la capacité du Qatar à maintenir son rôle de médiateur central, malgré les coups portés et les humiliations subies. En réalité, Doha reste incontournable, non seulement sur le plan diplomatique, mais aussi comme pivot énergétique et financier. Sa place unique dans l’architecture sécuritaire et économique mondiale est la raison pour laquelle, malgré les crises, personne ne peut vraiment se passer de lui.
Sébastien BOUSSOIS
Docteur en sciences politiques, chercheur monde arabe géopolitique relations internationales, directeur de l’Institut Géopolitique Europeen (IGE), associé au CNAM Paris (Équipe Sécurité Défense), à l’Observatoire Géostratégique de Genève (Suisse). Consultant médias et chroniqueur.