Carte blanche

Non, Monsieur le ministre des Finances, nous ne serons pas des délateurs !

On dit souvent que le diable se cache dans les détails. Le projet de loi taxant les plus-values sur les actifs financiers a fait l’objet déjà de nombreuses analyses et critiques.

Mais dans ce projet de loi s’est glissée perfidement une disposition obligeant tout professionnel (conseiller fiscal, expert-comptable, réviseur d’entreprise, notaire, etc.) qui serait intervenu dans le cadre de la cession des actions d’une société à informer l’administration fiscale de manière détaillée de l’existence et des modalités de cette transaction.

Cette obligation d’information serait transposée dans un nouvel article 326 bis du CIR 92 créé pour la cause.

Jamais une telle ligne rouge n’avait été franchie par le législateur visiblement contaminé par une administration fiscale de plus en plus vorace et qui transforme le conseiller en pur délateur, au mépris des principes les plus élémentaires d’indépendance et de secret professionnel.

Il est essentiel de rappeler que, en  vertu de l’article 120 de la loi du 28 février 2019 relative aux professions d’expert-comptable et de conseiller fiscal, l’article 458 du Code pénal  sur le secret professionnel est d’application aux experts-comptables externes, aux conseils fiscaux externes, aux stagiaires externes et aux personnes dont ils sont responsables.

En soumettant cette profession au secret professionnel, le législateur a considéré que cet intérêt général justifie que les entreprises ou contribuables puissent en toute confiance faire appel à un expert-comptable ou à un conseil fiscal sans vivre dans la crainte et la menace que soient révélés les éléments confidentiels dont celui-ci prendra connaissance dans l’exercice de sa mission.

Cette même loi de 2019 précise en son article 37 que tout expert-compte ou conseil fiscal « s’acquitte en toute indépendance des activités ou des missions qui lui sont confiées, dans le respect des principes déontologiques. Pour un professionnel, ceux-ci portent au moins sur la fonction d’intérêt public du professionnel, son intégrité et son objectivité, ainsi que sur sa compétence et sa diligence, son respect de la confidentialité et son professionnalisme. »

Ce qui nous est demandé, si un tel texte de loi est voté, et tout simplement de violer les principes fondateurs d’une profession libérale, dans le seul but de faciliter le travail de l’administration fiscale. Le tout bien entendu assorti de sanctions pénales pour celui qui n’obéirait pas.

Cette délation fiscale dépasse tout entendement. Il est impossible de ne pas se référer à l’Histoire lorsque de telles valeurs sont bafouées et lorsque des telles méthodes  sont sournoisement orchestrées. Elle se définit comme une dénonciation jugée méprisable et honteuse. En l’occurrence, elle vise à produire des informations à l’insu d’une personne, ici notre un client,  qui nous fait pleinement confiance, et ce pour des motifs fallacieux et d’inspiration budgétaire.

Rappelons-nous que sous le Régime de Vichy, la délation a pris une ampleur considérable pendant l’Occupation, notamment envers les Juifs et les résistants, avec des conséquences tragiques. Aux États-Unis, le maccarthysme incita à la délation des personnes soupçonnées d’activités communistes. On peut multiplier les exemples  à l’infini, tant de telles pratiques qui révèlent la noirceur de l’âme humaine sont nombreuses.

Le législateur belge semble ignorer l’Histoire et ne cherche qu’à détruire la relation de confiance entre les professionnels et les citoyens de ce pays.

Or, il importe de rappeler que notre métier de conseiller fiscal n’a pas pour objectif de nous métamorphoser en agents de l’État, en purs « collaborateurs » du fisc . Le rôle d’un professionnel est avant tout d’accompagner, d’assister, d’expliquer les règles fiscales complexes à son client, et de le défendre le cas échéant face aux rectifications parfois violentes qu’il peut subir de la part de l’administration fiscale usant de pouvoirs sans cesse renforcés.

Il faut aussi préciser que la vocation de notre métier n’est pas de développer des mécanismes de fraude fiscale ou de simulation, mais de dispenser des avis et conseils rigoureux dans des matières complexes et, que je sache,  cela n’est pas illégal.

Fils d’un avocat qui a toujours accompli son métier avec une  grande probité, je me souviendrai toujours du souci constant qu’il avait de ne jamais divulguer le nom de ses clients ni les informations qu’il avait obtenues, sous le sceau de la confidentialité, de la part de ses clients qui lui ont toujours accordé une confiance absolue.  S’il avait pu lire l’extrait de ce projet de loi consacrant l’obligation de communiquer  toutes informations fiscales sensibles au fisc belge, nul doute qu’il aurait  immédiatement pris la plume pour dénoncer cette volonté de tuer l’esprit d’une profession libérale, et cette abjecte  incitation à trahir son client.

De nombreuses associations professionnelles se sont déjà érigées contre ce qu’il faut appeler à nouveau le franchissement d’une ligne rouge, et notre association ADFPC ne peut que s’y associer. On regrettera sans doute l’inertie de nos instances ordinales, qui, comme souvent, n’osent  jamais prendre position, alors que l’on cherche ici à éroder, voire détruire des valeurs fondamentales (respect du secret professionnel, du droit à la confidentialité et à l’indépendance de l’expert-comptable ou conseil fiscal) et à porter une profonde atteinte à l’exercice de notre métier.

Et si tout cela n’était encore qu’un début ? Après avoir dénoncé son client, le professionnel devra-t-il rédiger lui-même l’avis de rectification et le  soumettre au fisc pour qu’il approuve ? Ceci constituerait en toute logique la dernière étape d’un processus qui vise à transférer vers lui l’ensemble des obligations qui incombaient jadis à l’administration.

Monsieur le ministre des Finances, sans doute n’avez-vous pas perçu la portée de cette disposition insérée insidieusement dans un projet de loi,  qui lui-même n’est pas à l’abri des critiques ?

Vous rendez-vous compte de la violence de ces pratiques que votre administration et certains élus en pleine dérive cherchent à instaurer ? Pour faciliter le travail de l’administration fiscale, vous nous faites revenir aux  périodes les plus sombres de notre Histoire, et vous approuvez  les comportements les plus vils et déshonorants qui ont pourtant  été dénoncés par tant de philosophes et écrivains au cours des siècles.

Peut-être serait-il temps d’agir en tant que démocrate pas seulement en tant que Chef d’une administration fiscale, et avoir le courage de supprimer de ce projet de loi cette obligation de délation fiscale indigne d’une démocratie.

Rappelons-nous ces mots de Nelson Mandela ; « Priver les gens de leurs droits fondamentaux revient à contester leur humanité même ».

Pierre-François COPPENS

Conseil fiscal ITAA, Juriste

Président de l’ADFPC (www.adfpc.be)

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