Carte blanche
Le déclin de l’Union européenne?
L’Europe se trouve à un moment crucial, où il lui faut affirmer sa puissance vis-à-vis des États-Unis et de la Chine et, comme l’avait déjà dit Angela Merkel[1], prendre son destin en main.
Par Jean-Pierre Schaeken Willemaers – Institut Thomas More – Président du pôle Énergie, Climat, Environnement
L’UE ne pourra jamais rivaliser avec les deux superpuissances précitées sans une convergence des politiques des États membres et, en prérequis, celles de la France et de l’Allemagne qui sont actuellement largement divergentes en raison de leurs modèles politiques et culturels et dans nombre d’autres domaines, dont : l’économie, la défense, l’énergie et l’immigration.
Les « modèles » français et allemand
La France parvient de plus en plus difficilement à assurer une parité avec son grand voisin. Certes, le leadership allemand repose essentiellement sur l’économie et s’étend peu aux grandes questions de politique internationale ou de maintien de la paix[2], qui sont davantage l’apanage de la France.
Les politiques des deux pays sont le reflet des mentalités de leurs citoyens.
Les Français et les Allemands ne partagent pas les mêmes valeurs. Ces derniers sont des fervents soutiens de la démocratie libérale. Ils sont politisés, engagés dans la vie associative, plus spontanément confiants dans les autres, très attachés aux normes civiques et à la recherche du compromis. Les Français présentent dans une large mesure les traits systématiquement inverses. On trouve chez nombre d’entre eux un curieux mélange d’appels à l’autorité, voire d’un certain attrait pour des solutions politiques autoritaires et d’individualisme mêlé de complaisance (certes minoritaire) pour la violence politique. Les Allemands ne sont pas enclins aux solutions politiques autoritaires radicales. Ils sont également les moins nationalistes de tous les Européens.[3]
La tradition allemande n’a pas connu de rupture avec la tradition corporatiste comme l’a été la Révolution française. Elle s’inscrit dans un paysage institutionnel très contraignant. Le chancelier ne peut être comparé à un chef de l’exécutif français qui dispose de moyens institutionnels d’imposer ses choix dans des délais très brefs.[4]
L’Allemagne est profondément marquée par l’ordo-libéralisme : le rôle de l’État n’est pas d’intervenir activement dans l’économie, mais de mettre en place des règles stables et contraignantes et de les faire respecter[5], permettant la concurrence libre et non faussée entre les entreprises.
La stratégie économique
La France a adopté une économie postindustrielle, c’est-à-dire axée sur les services tandis que celle de l’Allemagne est clairement industrielle, à la base de sa croissance et de sa prospérité. En 2021, l’industrie manufacturière de cette dernière (principalement, l’automobile, la construction mécanique et les industries chimique et électrique) a contribué à son PIB à hauteur de 26,6% contre 16,8% en France.
Son PIB par habitant s’élevait à 46 180 € en 2022,43 290 € en 2021 et 40 950 € en 2020 et celui de la France respectivement à 38 550 €, 36 660€ et 34080€.
L’endettement de la République fédérale s’élevait à 68,7% de son PIB en 2021 et à 66,3% en 2022 tandis que celui de l’Hexagone a dépassé les 110%.
L’agence de notation Fitch a annoncé en avril 2023 une dégradation de la note française d’AA à AA- alors que celle de l’Allemagne est confirmée à AAA.
La crise énergétique, causée, entre autres, par la guerre en Ukraine a bousculé le modèle allemand basé notamment sur une énergie abondante et bon marché et en particulier sur les importations massives de gaz provenant de Russie. La guerre a mis fin aux livraisons russes et a provoqué une flambée des prix du gaz. L’inflation s’est envolée, comme les coûts de production de l’industrie, moteur de la croissance allemande.
La crise énergétique n’est pas finie. Les prix du gaz resteront longtemps supérieurs structurellement aux prix d’avant crise. Le gaz liquéfié qui est censé remplacer les livraisons russes est, en effet plus cher à produire et à transporter que le gaz transporté par pipeline. Toutefois, la première économie européenne a résisté mieux que prévu, grâce à une consommation robuste, des aides publiques importantes et de sérieuses économies d’énergie dans l’industrie. Les prix de l’énergie ont quelque peu baissé ces derniers mois, grâce à un hiver doux en Europe, et aux efforts de Berlin pour accroître son approvisionnement en gaz liquéfié. Résultat: selon l’institut Destatis, la croissance a «stagné» au dernier trimestre 2022, alors que les prévisions d’expert convergeaient vers un recul du PIB cet hiver.[6]
La défense
Le projet d’intégration européen est ébranlé par la redistribution des alliances (notamment, à la suite des crises successives), la recrudescence du terrorisme djihadiste, les oppositions de plus en plus violentes aux décisions des autorités tant publiques que privées, la gestion des flux migratoires, pour ne citer que quelques exemples. Les États membres de l’UE y réagissent de manière différente, voire diamétralement opposée dans certains cas (migration, terrorisme, etc.) ce qui est hautement préjudiciable à la coopération entre eux.
Comme le disait le commandant en chef du Corps européen, il est évident qu’une robuste politique de sécurité et de défense commune (PSDC) est désormais incontournable et que l’heure de la renforcer est venue.
Or il n’y a pas d’armée supranationale européenne. Celle-ci est constituée par les forces armées des États membres qui demeurent sous le contrôle politique et militaire de chacun de ceux-ci.
Les décisions européennes en matière de défense requièrent l’unanimité des États membres et impliquent un abandon de souveraineté nationale que même la France et l’Allemagne, favorables au développement de l’autonomie politique et des capacités d’action de l’Europe, ne sont pas prêtes à envisager concrètement à court, voire à moyen terme.
L’énergie
Les politiques énergétiques sont un autre domaine de fracture au sein de l’UE et en particulier entre la France et l’Allemagne.
Ces divergences proviennent, entre autres, du recours ou non à l’électricité nucléaire et aux combustibles fossiles, ces derniers étant rendus indispensables soit par une croissance incohérente des installations éoliennes et photovoltaïques (l’Allemagne !)[7] ou par le besoin d’énergies abondantes et bon marché (principalement des pays européens de l’Est – dont certains disposent d’importants gisements de charbon et/ou de lignite sur leur territoire – soucieux de rattraper leur retard économique par rapport à ceux de l’ouest de l’Europe).
En ce qui concerne le nucléaire, seize pays se sont regroupés dans l’Alliance européenne pour le nucléaire.[8] Toutefois, tous ne sont pas à la même enseigne. Ainsi, l’Italie qui ne possède aucune centrale nucléaire en exploitation, ayant fermé il y a longtemps la seule qu’elle ait construite, est à présent plus disposée à investir dans ce type de production électrique. En revanche, la Belgique qui avait 7 réacteurs pour une puissance totale d’environ 6 GW, a décidé de ne prolonger la durée de vie de seulement deux d’entre elles (2 GW) au-delà de 2025, pour des raisons purement idéologiques. Certains pays qui n’en ont jamais installé sur leur territoire tels que la Pologne[9], la Hongrie, la Slovénie et l’Estonie, ont le projet d’en construire, voire de le réaliser.
Un fois de plus ce sont les deux plus grands pays européens qui ont l’approche la plus opposée.
L’Allemagne est complètement sortie du nucléaire en 2023 alors qu’il fut un temps où 19 réacteurs fournissaient jusqu’à un tiers de son électricité.
Dans le cadre de l’Energie Wende, elle a lancé un programme de verdissement de sa production électrique en subventionnant très généreusement les investissements en éoliennes et panneaux photovoltaïques qui fonctionnent, dans le nord de l’Europe, avec un facteur de capacité d’une petite vingtaine de pour cent pour l’éolien et une petite dizaine de pour cent pour le photovoltaïque. Leur intermittence requiert, pour assurer la sécurité d’approvisionnement, une génération pilotable d’électricité : centrales au charbon, au lignite ou au gaz.
En se faisant, l’Allemagne a vu le prix de son électricité exploser ce qui est un handicap majeur pour un pays dont la prospérité dépend de ses exportations.
La consommation électrique intérieure brute a reculé à 549 TWh (2021 : 569 TWh) en raison d’un ralentissement conjoncturel de l’économie et de bonnes conditions climatiques. La flambée des prix du gaz à la suite de la diminution des livraisons russes a entraîné une utilisation accrue de charbon.
L’Allemagne s’appuie sur le charbon/lignite pour un tiers de son électricité contre 30,2% en 2021[10], les centrales au lignite y contribuant à hauteur de 116 TWh (augmentation de 5,5% par rapport à 2021).
Grâce à des conditions climatiques favorables, la filière renouvelable enregistre une hausse de 8,5% (254 TWh en 2002 contre 234 TWh en 2021).[11]
Le mix électrique de la France, contrairement à celui de l’Allemagne, est très largement dominé par le nucléaire et, dans une nettement moindre mesure, par l’hydraulique. Le président Macron a eu des velléités de réduire la capacité nucléaire française de 75% à 50%. Après avoir arrêté deux réacteurs, il s’est heureusement ravisé et a décidé de construire 6 réacteurs EPR (3e génération).
Une autre décision malheureuse est celle de l’abandon du projet Astrid, décidé par le CEA (Commissariat à l’énergie atomique), un véritable gâchis. Astrid était un projet de réacteur nucléaire, de 600 MWe à neutrons rapides, refroidi au sodium. Il aurait permis de recycler le combustible nucléaire usé des réacteurs déjà en service. Actuellement, les résidus nucléaires sont stockés par Oreno.
La France insiste pour que les objectifs énergétiques de l’UE prennent en compte les réalités industrielles : le retour de faveur du nucléaire est bien réel. La Chine, la Russie et l’Inde prévoient toutes de construire de nouvelles centrales nucléaires. Même le Japon est de retour sur ce type de production électrique.
L’alliance du nucléaire (France, Belgique, Bulgarie, Croatie, Estonie, Finlande, Hongrie, Pays-Bas, Pologne, République tchèque, Roumanie, Slovénie, Slovaquie et Suède) propose une feuille de route pour le développement d’une filière européenne en vue d’atteindre 150 GW dans le mix électrique de l’UE d’ici à 2050, la capacité actuelle étant d’environ 100 GW, dont environ 60 GW français, sur base de 30 à 45 grands réacteurs nouveaux et le développement de petits réacteurs modulaires (SMR)[12]. Ils appellent l’UE à reconnaître le rôle du nucléaire pour décarboner le mix énergétique des nations européennes.
D’autre part, la France demande que l’hydrogène fabriqué par électrolyse alimentée par de l’électricité nucléaire soit qualifié de vert ce à quoi l’Allemagne s’oppose fermement pour mieux vendre sa transition énergétique catastrophique.
La France, comme d’autres pays européens, considère que la directive européenne sur les renouvelables (RED 3) est trop axée sur l’éolien et le solaire, ces derniers ne pouvant se développer sans importations de métaux et terres rares indispensables à leur construction alors que l’industrie nucléaire dépend très peu de fournitures en pénurie provenant de l’étranger.
L’immigration
S’il est deux nations que rien ne semble rapprocher en matière d’immigration, ce sont bien l’Allemagne et la France en raison de modèles de gouvernance opposés, même s’ils sont les deux premiers pays en Europe pour le nombre de leurs étrangers et de leurs immigrés.
En Allemagne, un seul et même organisme, la BAMF (Bundesamt für Migration und Flüchtlingen) est en charge de l’ensemble de la procédure d’asile et de coordonner l’accueil des demandeurs d’asile. L’organisation au quotidien de l’accueil relève toutefois des autorités régionales, les Länder.
En France, de nombreux acteurs interviennent au cours de la procédure : les préfectures pour l’enregistrement de la demande et la remise des titres de séjour, l’Ofpra (Office français de protection des réfugiés et des apatrides) pour la demande d’asile et l’Ofii (Office français de l’immigration et de l’intégration), ce qui engendre dans les faits d’interminables délais.
Outre cette différence, trois autres peuvent être relevées :
- les modèles d’hébergement : pour le premier des deux pays précités, logements éclatés couplés à une liberté de circulation totale de l’usager et dans l’autre, hébergements collectifs de grande capacité avec possibilité d’assignation à résidence ;
- le taux de reconnaissance, en moyenne nettement plus élevée en Allemagne ;
- une politique de renvoi et de placement en rétention, de la compétence des Länder avec une politique beaucoup plus stricte ;
- une approche d’intégration en Allemagne qui n’existe pas en France ou très peu.[13]
Le règlement actuel sur l’immigration (règlement de Dublin) est dysfonctionnel. Il repose sur un petit nombre de pays qui trouvent peu de solidarité auprès des autres États membres de l’Union européenne. La présidente de de la Commission, Ursula von der Leyen, avait déjà déclaré en 2021 qu’il fallait l’abolir.
Alors que l’UE peine toujours à adopter le nouveau « pacte sur la migration et l’asile » présenté en 2021 par la Commission, les ministres des pays les plus exposés aux flux migratoires (Chypre, Grèce, Italie, Malte et Espagne) se sont réunis en mars 2023 dans la capitale maltaise pour dénoncer les dysfonctionnements des mécanismes existants.
La réforme européenne, en cours de discussion, a notamment pour objectif de remplacer le très controversé règlement de Dublin et de rendre obligatoire la solidarité de tous les membres de l’UE avec les pays de première arrivée des migrants lorsque ces derniers sont sous pression.
Il est également question de collaborer avec les pays dont sont originaires de nombreux migrants et par lesquels ils transitent. Cette collaboration pourrait inclure l’octroi d’une aide financière aux pays d’origine ou de transit afin d’endiguer les flux vers l’Europe.
Il a aussi été demandé à l’agence européenne de gestion des frontières, Frontex, de déployer davantage de ressources et d’accélérer le rythme de renvoi des personnes qui ne remplissent pas les conditions d’octroi d’asile. Il y va de la crédibilité de ce dernier de faire la distinction entre ceux qui ont droit à une protection internationale et les autres.[14]
Il semble qu’un consensus se profile, au sein de l’UE, pour que l’entrée des migrants soit proportionnée à la capacité d’accueil de chaque pays et pour ne pas céder à l’emballement.
Selon l’agence des Nations unies pour les réfugiés, 160 000 migrants sont arrivés en Europe par la Méditerranée en 2022, soit 30% de plus qu’en 2021.
Toutefois, le déclin de l’Europe n’est pas inéluctable, même si l’UE a pris conscience relativement tard de la situation préoccupante dans laquelle elle se trouve.
Pour arriver à exister aux côtés de la Chine et des États-Unis, il faut qu’elle fasse preuve de lucidité, de solidarité et d’unité, renoue avec ses racines, renonce à la primauté absolue de la transition énergétique sur le bien-être humain[15], se donne les moyens politiques et financiers pour mettre en place une politique commune en matière d’énergie, de relance industrielle, de renforcement militaire, de recherche, d’éducation et d’immigration.
Ceci implique aussi l’autonomie la plus grande possible dans des domaines stratégiques tels que ceux de l’énergie et de la technologie.
Pareille reconversion passe nécessairement avant tout par une convergence la plus rapide possible des approches de l’Allemagne et de la France. Sans cela, il serait extrêmement difficile, voire impossible d’aligner les 27 pays de l’UE .
Jean-Pierre Schaeken Willemaers
[1] Angela Merkel, allocution en marge d’une fête populaire à Munich, 29 mai 2017.
[2] La France, l’Europe et le modèle allemand, Cairn.info, Christophe Strassel..
[3] Les Français et les Allemands n’ont pas les mêmes valeurs, Olivier Galland, 26 décembre 2020.
[4] L’Allemagne prise au piège de sa mutation, William Desmonts, le Grand Continent, 9 février 2023.
[5] Ibidem.
[6] Crise énergétique : l’Allemagne n’entrera pas en récession en 2023
[7] Les énergies fossiles représentent actuellement environ les trois quarts de la consommation énergétique de l’Allemagne.
[8] Belgique, Bulgarie, Croatie, Estonie, Finlande, France, Hongrie, Italie, Pays-Bas, Pologne, République tchèque, Royaume-Uni, Slovénie, Slovaquie.
[9] La Pologne a l’intention de construire 6 réacteurs sur une période de 20 à 25 ans. Le premier réacteur devrait être mis en service en 2033 et les 5 suivants tous les 2 ans jusqu’en 2043. Ce programme se réalisera-t-il ? La Hongrie a signé avec Rosatom un contrat de fourniture de deux réacteurs VVER-1200 de 3e génération. Le plan énergétique tchèque prévoit la construction de nouvelles capacités nucléaires afin d’augmente la part du nucléaire à 50% du mix électrique à l’horizon 2040. La Slovaquie projette également d’augmenter la part du nucléaire dans le mix électrique.
[10] Office fédéral de la statistique (Destatis).
[11] Allemagne : les chiffres clés de l’énergie, Hartmut Lauer, Allemagne Energies, 1er janvier 2023.
[12] Réunion de l’Alliance du nucléaire :le nucléaire pourrait fournir jusqu’à 150 GW de capacité électrique d’ici à 2050 à l’UE, Ministère de la transition écologique et de la cohésion des territoires, Ministère de la transition énergétique.
[13] Asile-immigration : Allemagne-France, des modèles d’accueil divergents, des questions européennes communes, Heinrich Böll Stiftung France, 6 avril 2018.
[14] Migration : les pays du nord de l’Europe réclament davantage de solidarité, Euronews, 5 mars 2023.
[15] C’est ce qu’a fait le ministre allemand du climat et de l’énergie, Robert Habeck, en suspendant en 2022 le verdissement de l’économie allemande.
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